Suzana Bartal et les "Années de pèlerinage" de Franz Liszt 

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Le cycle des Années de pèlerinage de Franz Liszt est l’un des monuments du répertoire pianistique. La pianiste Suzana Bartal affronte cet Everest dans un nouvel enregistrement qui fera date. La musicienne répond aux questions de Crescendo Magazine. 

La première question est simple ! Qu’est-ce qui vous a poussé à enregistrer le cycle complet des Années de pèlerinage de Liszt ? 

En 2016, j'ai eu une proposition singulière de la part de Bruno Belliot, directeur de l'Académie de Sainte-Anne d'Auray en Bretagne, important lieu de pèlerinage en France. Il rêvait d'organiser une journée itinérante à travers le Morbihan, où ce cycle serait donné en trois concerts sur une même journée et dans trois chapelles différentes. Comme j'adore les projets fous, j'ai tout de suite dit oui ! Deux ans de travail intense ont suivi, puis une première intégrale en concert en mai 2018. Par la suite, j’ai donné à nouveau tout ce cycle en une après-midi au Festival Berlioz où, grâce à son directeur, Bruno Messina, j'ai trouvé le piano et le lieu rêvé pour un enregistrement. Celui-ci était une conséquence naturelle de tout ce travail et le fruit de l'enthousiasme partagé autour de ce projet avec Naïve et Pierre-Antoine Devic. 

Quelle est la place de ce cycle dans le répertoire pianistique ? 

Sa place est certainement spéciale, tout d'abord parce que l'écriture de ce cycle s'étend sur quasiment toute la vie de Liszt : du jeune fougueux et amoureux au mystique ayant pris les ordres mineurs. D'où la présence, dans ces pièces, à la fois d'une grande virtuosité et d’une grande profondeur émotionnelle et spirituelle. En résumé, un cycle qui pousse l'interprète à creuser autant sur le plan musical que technique.

Par sa longueur, ce cycle est une oeuvre à part dans le répertoire pour piano. Comment se prépare-t-on à son enregistrement ? Quels sont les défis à surmonter ? 

Je dirais que la préparation pour jouer ce cycle, tant en concert qu'en enregistrement, a quelque chose de similaire avec l'entraînement d'un sportif. Une forme physique optimale est la première condition pour arriver à la concentration nécessaire à un tel marathon et pour acquérir la liberté de mémoriser trois heures de musique! Il est certain qu'une telle expérience laisse une trace extrêmement enrichissante sur mon parcours de pianiste. 

Du côté technique, maîtriser vingt-six pièces à la fois pousse de toute évidence le corps à se dépasser. La vigilance est très importante pour ne pas s'exténuer ou se créer des blessures physiques. A ce sujet, il est d'ailleurs remarquable de mesurer à quel point, dans le cadre des oeuvres très virtuoses, Liszt a su construire le discours musical d'une telle manière que le morceau reste "tenable" physiquement. Etant lui-même un grand virtuose du piano, je pense vraiment qu'il a fait attention à cela. 

Autre défi dans mon cas, le choix de jouer tout le cycle de mémoire en concert. Pour s'approprier les oeuvres en profondeur, il me semble évident qu'il faille les connaître par coeur. Ceci étant, c'est une tout autre chose d'arriver sur scène sans la partition et d'enchaîner trois heures de musique. Cette démarche m'a poussée à analyser chaque oeuvre dans les moindre détails pour trouver cette logique (propre au génies de la composition) qui rend la musique limpide et permet de la mémoriser durablement. 

Il y eu aussi la réflexion sur les caractères propres à chaque pièce et comment cette variété peut aussi former une grande unité (d'abord dans le cadre de chacune des trois années, puis le cycle en entier). Il y a presque un côté "ange et démon", si on pense qu'on y trouve autant des pièces comme Après une lecture du Dante, que Angelus ou Sursum corda !

Est-ce que certains enregistrements des grands artistes du passé (ou du présent) sont des modèles pour vous ? 

Avant de commencer le travail sur une oeuvre, j'aime bien écouter des enregistrements de grands artistes. Ainsi, pour les Années de pèlerinage j'ai écouté notamment la version (qui pour moi reste une référence) de Lazar Berman, mais aussi celle de l'incroyable György Cziffra et des extraits par Claudio Arrau et Aldo Ciccolini. Les trois premiers sont des pianistes que j'aurais adoré entendre en concert, quant à Ciccolini, j'ai eu la chance de jouer une Sonate de Beethoven pour lui lors d'une masterclass pendant mes études. 

Pour en revenir au travail sur ce cycle de Liszt, une fois que je suis en train de jouer les oeuvres moi-même, je préfère ne plus écouter d'autres enregistrements mais plutôt me concentrer pour cristalliser une image aussi claire que possible de ma propre vision de l'oeuvre. A ce stade-là, je m'enregistre beaucoup dans mes séances de travail et je deviens mon plus acerbe critique ! Jusqu'au moment où je trouve le lâcher-prise et l'inspiration du concert. 

L’oeuvre pianistique de Liszt est gigantesque, envisagez-vous de poursuivre l’exploration de ce répertoire ? 

J'ai déjà par le passé abordé plusieurs oeuvres de Liszt, notamment la Sonate en si mineur, la Rhapsodie Hongroise n°2, le Concerto pour piano n°1 et d'autres. Les Années de pèlerinage resteront bien sûr dans mon ADN musical pour le reste de ma vie pianistique. Mais je pense qu'en effet, j'ai tellement été impressionnée par le génie de Liszt et touchée par l'immense variété des émotions qu'il a pu exprimer dans sa musique, que cela a renforcé mon envie de jouer également d'autres de ses oeuvres dans le futur. D'ailleurs je pense que si le voyage dans le temps était possible, j'aurais choisi de pouvoir rencontrer Liszt et de l'entendre en concert ! Quel dommage qu'il n'y ait pas d'enregistrement de son jeu...

Vous êtes désormais en charge de la direction artistique du festival de Riom à partir de cette année. Quel est votre projet pour ce festival ? 

C'est effectivement un grand honneur d'avoir été nommée directrice artistique de ce festival à partir de sa 34e édition en 2020. « Piano à Riom » est une manifestation bien identifiée dans le paysage musical français et peut s'enorgueillir d'avoir reçu un bon nombre des plus grands pianistes français au fil des années. Mon projet est de faire vivre cette excellence artistique tout en mettant en lumière le piano par de multiples facettes. Ainsi, il y aura des récitals solo, de la musique de chambre, mais aussi un concert avec l'Orchestre National d'Auvergne ou encore une soirée de musique latino. Artistes confirmés, mais aussi jeunes artistes brillants s’y produiront. Je souhaite aussi encourager la diversité dans le répertoire programmé, en créant une fenêtre sur la musique d'aujourd'hui. 

En tant que pianiste, j'ai à coeur de proposer une programmation avec des artistes qui m'ont particulièrement touchée par leur jeu, leur personnalité artistique. Mon souhait primordial est celui de transmettre de l'émotion à notre public, de les enrichir par l'art des interprètes qui ont tous envie de partager leur univers avec ceux qui les écoutent. 

Le site de Suzana Bartal : https://suzanabartal.com

A écouter :

Franz Liszt : les Années de Pèlerinage (intégrale). Suzana Bartal, piano. 3 CD Naïve (parution 6 mars 2020).

 

 

 

Crédits photographiques : Emilie Moysson

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot 

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