Transcendant Haendel

par

Karina Gauvin (photo Michael Slobodian)

« Rinaldo » version oratorio
En novembre 1710 Haendel arrive à Londres. En deux semaines il compose « Rinaldo » qui paraît sur la scène du « Queen's Theatre » à Haymarket, le 24 février 1711 pour 15 représentations. Bien entendu -comme c'est l'usage- les deux tiers des arias sont taillées dans des partitions précédentes, « Almira » (1705), « La Resurrezione » (1708), « Agrippina » (1710) et autres pages composées pour l'Italie. Les meilleurs et plus habiles chanteurs sont recrutés pour la circonstance. Deux castrats, deux sopranos, une contra-alto, une basse et deux personnages (disparus dans l'actuelle production : le magicien chrétien et le Hérault).

Dans ce livret tiré de « la Jerusalem délivrée » du Tasse, le croisé Renaud- Rinaldo amoureux d'Almirène (personnage ajouté), fille du général Godefroy secondé par son frère Eustache, est confronté aux assiégés, le roi sarrazin de Jérusalem, Argant dont l'amante, l'ombrageuse Reine de Damas est la fameuse magicienne Armide. Le Théâtre des Champs Elysées, après avoir programmé des œuvres de Haendel plus tardives, l'une -« Theodora » (mise en scène bien qu'il s'agisse d'un oratorio), puis « Partenope » (opéra en version concert)-, présente cette fois « Rinaldo », un opéra, mais aussi en version concert (!) (probablement en raison du partenariat avec La Monnaie actuellement en travaux).
En lisant les didascalies,  on regrette de ne pas assister à l' apparition fulminante de la magicienne dans un char tiré par des dragons entourée de ses « Furie terribili » puis celle des monstres épouvantables, flammes et fumées, sirènes enchanteresses… Mais quand l'impériale Karina Gauvin  surgit en scène dans un envol de voiles mauves pour lancer ses terribles imprécations, arrachant des bras de Renaud sa délicieuse rivale, magnifique de colère, d’éclat et d'humour -lorsqu'elle fait des avances insistantes à l'objet de sa flamme- sa seule présence suffit. Son agilité vocale habite le monde du Merveilleux, s'apprivoise et après péripéties, quiproquos  et métamorphoses,  se réconcilie et s'unit aux adversaires chrétiens. Rien de nouveau sous le soleil ! Andreas Wolf est un roi sarrazin d'une ample étoffe vocale, capable de souplesse, de nuances et d'émotion aussi bien dans ses airs guerriers (admirable « conversation en musique » voix/trompette ) que dans la veine élégiaque ou amoureuse. Le camp des Croisés est mené avec panache par le contre-ténor argentin, Franco Fagioli (Renaud) qui résume à lui tout seul le trésor de l'art baroque belcantiste : voix curieuse de couleurs et de vibrato dans le medium, pleine et large dans les graves comme dans l’aigu (ici un peu moins sollicité) mais surtout, musicien dans l'âme, sachant orner, varier, dialoguer avec les instruments solistes, s'exposant généreusement à tout instant, investi dans chaque affect, il met de l'incandescence dans un répertoire qui n'existe pas sans elle (à défaut il ne resterait qu'une coquille vide, morne, ennuyeuse). Julia Lezhneva, ange tout droit descendue d'une peinture italienne du Trecento, met un goût sûr et une voix précise, souple, emmiellée  au service d'une incarnation fraîche et gracile de la jeune fiancée. Les interprétations exubérantes, charnues  voire outrancières auxquelles nous ont habitués nombre de cantatrices dont Cécilia Bartoli qu'admire la jeune Julia, ont plié ces arias fameuses -la  Sarabande « Lascia ch'io pianga » (utilisée à 3 reprises au moins dans des œuvres différentes par Haendel)- à l'exhibitionnisme du récital. La soprano russe a ici le mérite de lui restituer un caractère humble, vulnérable ce qui ne l'empêche pas de conclure le Da Capo avec une bien jolie cadence. Son « Augelletti, che cantate » (Petits oiseaux qui chantez) la met aux prises avec un flageolet à l'intonation rétive mais elle surmonte le péril avec vaillance. Le personnage de Godefroy, Général de l'armée des Croisés offre des airs bien trop martiaux à la voix délicate et tendre de Daria Telyatnikova qui peine à se faire entendre mais parvient à charmer au dernier acte déployant sa vraie intériorité et ses moirures dans une aria élégiaque avec le soutien ténu et attentionné de la seule basse continue. Le contre-ténor suisse Terry Wey propose un Eustache bien chantant dont la sobriété met en valeur l'exubérance de son suzerain (Renaud). Le clavecin est à l'honneur d'où, en son temps, le compositeur officiait, se lançant dans de fameuses et étincelantes improvisations. Stefano Montanari qui semble lui aussi échappé d'un tableau médiéval et auquel il ne manque que les poulaines, dirige finement mettant admirablement en valeur chacun des pupitres et sachant renouveler sans cesse l'enchantement de cette longue et toujours variée « conversation en musique » : sublimes enlacements basson-voix, violon-voix, contrastes entre  tension et repos,  ensembles et solos...  deux heures trente de pure beauté musicale, auxquelles le public reconnaissant répond par une vibrante et très longue ovation.
Bénédicte Palaux Simonnet
Paris, Théâtre des Champs -Elysées, le 10 février 2016

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