Un opéra en un acte de Moniuszko : Le Batelier, en version historique

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Stanislaw MONIUSZKO (1819-1872) : Flis (Le Batelier), opéra en un acte. Antoni Majak, Halina Slonicka, Bernard Ladysz, Bogdan Paprocki, Andrzej Hiolski, Zdzislaw Nikodem ; Chœur et Orchestre de la Philharmonie de Varsovie, direction Zdzislaw Gorzynski. 1962. Livret en polonais et en anglais. 58.34. Anaklasis ANA 005.

Grâce à quelques labels très actifs, la connaissance du patrimoine de la musique polonaise s’étoffe de manière spectaculaire. Le hasard des publications accentue parfois le processus. Une production d’août 2019, qui combine prises de concerts et répétitions, est proposée pour l’opéra en un acte Le Batelier (Flis) de 1858, avec des chanteurs polonais, le Chœur Philharmonique d’Opéra de Podlachie et l’Europa Galante de Fabio Biondi (que l’on est surpris de retrouver dans ce répertoire), sous étiquette de l’Institut National Frédéric Chopin de Varsovie (NIFC CD 086). En même temps, un autre label, Anaklasis, cracovien cette fois, met à la disposition des mélomanes un enregistrement du même opéra, effectué en studio en 1962 par de grandes voix polonaises du temps. Avec un livret exemplaire de 62 pages : présentation fournie de la biographie de Moniuszko et des circonstances de l’écriture et de la création de l’opéra, texte complet du livret en polonais avec traduction anglaise, et portrait détaillé de chaque interprète, de l’orchestre et de son chef, Zdzislaw Gorzynski, une légende dans son pays, mais oublié, comme bien d’autres, dans les dictionnaires d’interprètes. Exemplaire donc, ce qui devrait inciter maints labels, plutôt avares de renseignements, à fournir au mélomane de plus larges indications précieuses et instructives, surtout quand il s’agit de raretés.  

Lorsqu’il atteint l’âge de huit ans, en 1827, Stanislaw Moniuszko étudie le piano à Varsovie, où sa famille s’installe. Il poursuit sa formation à Minsk et à Berlin. A partir de 1840, il est nommé organiste de l’église Saint-Jean de Vilnius. Attiré par la scène, Moniuszko va composer une douzaine d’opéras (Halka et Le Manoir enchanté sont connus) et des opérettes qui vont rencontrer un grand succès. Il est nommé chef de l’Opéra de Varsovie en 1859, après une seconde version acclamée de Halka créée en janvier 1858. Dans la foulée, et pour bénéficier de cet accueil enthousiaste, il écrit Flis (dont la traduction française plus exacte semble être Le Flotteur), donné en première le 24 septembre 1858. A cette occasion, Moniuszko dirige lui-même l’orchestre et un plateau vocal de stars du chant de l’époque ; l’opéra est salué avec chaleur par la critique. La notice explique que cette année-là, le compositeur a fait un séjour en France et en Allemagne, qu’il a moyennement apprécié la vie et les théâtres parisiens et que, dans l’hôtel de la rue de Gramont où il réside, il aurait écrit en quatre jours la musique de Flis, sur un livret de Stanislaw Boguslawski (1804-1870). Il est plus probable qu’il a esquissé dans la capitale française la ligne générale de cette œuvre en un acte (d’une durée d’une heure), avec une intrigue à composante sentimentale qui se déroule sur les bords de la Vistule, près de Cracovie, dans le milieu des bateliers. L’intrigue est mince et assez courante, elle tourne autour d’amours contrariées : l’héroïne aime un jeune homme qui n’est pas celui que son père a choisi pour elle, mais tout finira par s’arranger. En arrière-fond se dessine une opposition des classes sociales.

Installée au répertoire des théâtres polonais, la partition est souvent jouée, avec un autre opéra de Moniuszko, Verbum nobile (1860), programmé la même soirée. Elle a même été interprétée un jour en plein air sur les lieux de l’action. Après la seconde Guerre Mondiale, des représentations régulières ont lieu. Celle à Varsovie, l’an dernier, a été l’occasion de l’enregistrement du CD conduit par Fabio Biondi. Le label Anaklasis, de son côté, a eu la main heureuse : il propose une version historique de ce Batelier, gravée en février 1962 dans la salle de concert de la Philharmonie de Varsovie. Une version avec laquelle, il faut bien le reconnaître, Biondi ne peut rivaliser ni sur le plan vocal, malgré les mérites des chanteurs actuels, ni sur le plan orchestral. En 1962, Gorzynski empoigne cette œuvre que l’on peut considérer comme secondaire, en exaltant l’intensité rythmique, les accents populaires et les emprunts aux danses nationales. En lui accordant tout le sérieux d’une partition qu’il faut porter, Gorzynski la transcende en quelque sorte. On le constate dès l’ouverture, très emballante, parcourue par une dynamique enflammée qui donne plus de poids à l’opéra. Les chœurs de la même Philharmonie de Varsovie sont au diapason, éloquents et ardents. Comme la gravure de ces années 1960 a été effectuée avec soin et restituée dans le même esprit, on peut admirer comme il le mérite le plateau vocal, idéal, qui réunit de très grandes voix polonaises, à commencer par celles de la soprano Halina Slonicka dans le seul rôle féminin, celui de Zosia, ou du ténor Bogdan Paprocki en Franek, son prétendant. 

Halina Slonicka (1931-2000) a été soliste au Théâtre de Varsovie pendant une trentaine d’années (1957-1987) ; elle se distinguait dans Mozart, Puccini, Verdi, Bizet ou ses compatriotes Szymanowski, Moniuszko et quelques autres, ainsi que dans des mélodies, des cantates ou des oratorios. Adulée en Pologne, considérée comme une chanteuse à la voix exceptionnelle, Halina Slonicka, ici au sommet de son talent, fait preuve d’une lumineuse clarté d’aigu et d’une fraîcheur dans le haut registre. A ses côtés, Bogdan Paprocki (1919-2010), qui fut son partenaire pendant de nombreuses années sur la même scène, possédait un large répertoire de soixante rôles et se produisit dans plusieurs pays européens et au Mexique. Sa vaillance et la projection naturelle de sa voix sont ici mises en valeur. 

Cette distribution, qui comprend six solistes, met aussi en évidence la basse Bernard Ladysz, né en 1922, premier artiste polonais à avoir été choisi pour un enregistrement de la firme Columbia, Lucia di Lammermoor de Donizetti, avec Maria Callas ; Ladysz y incarne Raimondo. Pour le même label, il gravera aussi des airs de Verdi et de compositeurs russes. Il participera aux créations mondiales de la Passion selon Saint-Luc, d’Utrenja et des Diables de Loudun de Penderecki et se produira en Australie, aux USA, en Amérique du Sud et en Asie avec un grand succès. Il est parfait dans le rôle de Szostak, tout comme l’est l’autre basse, Antoni Majak, en père de Zosia. Majak (1911-1994) a fait ses débuts dans une production de Halka en 1928, à peine âgé de 17 ans et encore aux études. Il occupera plusieurs postes de direction d’opéras, notamment à Lodz et à Wroclaw. Quant à Jakub, l’autre prétendant de la belle Zosia, c’est le baryton Andrzej Hiolski (1922-2000) qui l’incarne. Hiolski remporte en 1954 le Concours de Chant de Toulouse et fait ses débuts dans Halka. Il brille dans divers répertoires, notamment italien, est acclamé dans divers pays et est, avec Bernard Ladysz, de l’aventure de la création de la Passion selon Saint-Luc de Penderecki. Le dernier chanteur en piste est le ténor Zdzislaw Nikodem (1931-2012), qui a gagné des prix dans divers concours de chant, à Katowice, Moscou ou Varsovie. Il s’illustrera lui aussi dans Penderecki, tenant le rôle de l’Archange Michael dans Paradise lost

Il faut être conscient que ce plateau, dont les noms ne sont pas familiers aux mélomanes d’aujourd’hui, doit être considéré comme le gratin du chant polonais des années 1960 et qu’en tant que tel, il donne à cette version du Batelier de Moniuszko une dimension vocale de première importance. Mais le tout ne serait pas à un tel niveau s’il n’y avait à la direction un chef de la trempe de Zdzislaw Gorzynski (1895-1977), qui a appris la direction d’orchestre à Vienne auprès de Franz Schalck. Il débute à Cracovie, avant Varsovie, Lvov ou Katowice et est nommé à la tête d’une formation de la radio polonaise avant la guerre, qu’il passe dans une certaine clandestinité, donnant des leçons et quelques rares concerts. Après le conflit, il devient directeur de l’Opéra de Poznan, puis de celui de Varsovie (1949-1954) et enfin du Théâtre Wielki (1961-1970), toujours dans la capitale. Il dirigera de nombreuses œuvres de compositeurs polonais contemporains, mais aussi tous les opéras de Moniuszko, dont il deviendra le spécialiste. Gorzynski est invité régulièrement par des formations orchestrales de premier plan, d’Amsterdam à Leipzig, de Dresde à Prague ou à Berlin. La valeur du présent témoignage chez Anaklasis doit beaucoup à sa connaissance de Moniuszko : il mène avec ferveur et vitalité le plateau vocal et les chœurs, qui sont tout à sa dévotion. De telles rééditions d’enregistrements historiques sont indispensables pour nous permettre d’approfondir la connaissance d’un répertoire moins connu, mais aussi pour rendre vivace le souvenir d’artistes de grand talent, remis en lumière pour notre plaisir.

Son : 9  Livret : 10  Répertoire : 8  Interprétation : 10

Jean Lacroix  

 

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