Vladimir Tropp déroule le fil des Saisons de Tchaïkovski

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Piotr Illitch Tchaïkovski (1840-1893) : Les Saisons op. 37bis pour piano ; Nocturnes op. 10 n° 1 et op. 19 n° 4 pour piano. Vladimir Tropp, piano. 2019. Livret en français et en anglais. 60.39. Fondamenta FON-1901036.

Né à Moscou en 1939, Vladimir Tropp suit les cours de l’Ecole de Musique Gnessin où ses professeurs sont Moisey Feigin et Theodor Gutman, des élèves d’Heinrich Neuhaus. Son diplôme obtenu, il enseigne à son tour dans l’établissement de sa formation, avec son épouse Tatiana Zelikman (°1942), et devient le directeur du département piano en 1997, tout en prodiguant aussi son enseignement au Conservatoire Tchaïkovski. Lauréat du Concours Enesco de Bucarest en 1970, il se produit en récital et en musique de chambre dans le monde entier. Il enregistre pour la NHK japonaise ; pour le label Denon, il entreprend une série de disques consacrés à Schumann, Chopin, Brahms, Scriabine, Medtner, Tchaïkovski ou Rachmaninov. II fait des recherches approfondies dans les archives du dernier nommé et participe à l’élaboration d’importants films et documentaires le concernant. A l’occasion de ses quatre-vingt ans, Vladimir Tropp propose cette intégrale des Saisons de Tchaïkovski, enrichie d’une copieuse et remarquable notice de dix-neuf pages signée de sa main.

Du temps de Tchaïkovski était édité à Saint-Pétersbourg le mensuel « Nuvellist ». En 1876, l’éditeur Nikolaï Bernard eut l’idée de lui demander une page pianistique pour chaque mois de l’année, à laquelle un texte de poésie russe serait joint. Le compositeur s’acquitta de la tâche avec la ponctualité réclamée mais, en raison d’’un voyage prévu dès le mois de mai, il écrivit les sept dernières pièces en une fois. Cet ensemble de douze pièces, d’une durée de deux à six minutes, est devenu le plus représentatif et le plus populaire de la production pianistique de Tchaïkovski. Ce dernier était à l’aise devant un clavier, il en jouait avec brio et engagement mais, même s’ils le placent sous l’influence de Schumann et de Chopin, et de Liszt à un moindre degré, certains commentateurs considèrent ces pièces comme de la musique de salon facile. Pourtant, l’ensemble ne manque pas de lyrisme ni de finesse, et la lecture du poème placé en exergue de chaque mois, reproduit dans la notice et orné des signatures d’Alexandre Pouchkine (janvier et septembre), Apollon Maïkov (mars et avril), Alexei Pletcheiev (juin), Nikolaï Nekrassov (novembre) ou Vassili Joukovski (décembre), se situe dans un contexte de charme, à travers l’évocation du temps qui passe avec nostalgie, joie ou émotion, et de la fragilité de l’existence.

Ce cycle a été enregistré à de nombreuses reprises : Constantin Igoumnov pour Melodiya, Viktoria Postnikova pour Erato, Brigitte Engerer et Vladimir Ashkenazy pour Decca, Victor Merzhanov pour Vista Vera, Lydia Artimyw pour Chandos, Mikhail Pletnev pour Virgin, Jonas Vitaud pour Mirare, Nikolaï Luganski pour Naïve, Pavel Kolesnikov pour Hypérion, Boris Bloch pour ArS, et quelques autres. C’est dire l’intérêt qu’il suscite chez les pianistes. Dans sa notice, Vladimir Tropp fait référence à la version d’Igoumnov (1873-1948), sans doute le premier à avoir gravé l’œuvre dans son intégralité, et qu’Heinrich Neuhaus portait aux nues. Ce n’est pas un hasard si Tropp évoque ce virtuose légendaire, car il lui emboîte le pas avec l’ambition de faire des Saisons une vision d’ensemble et, selon les mots d‘Igoumnov qu’il cite, une confession enflammée de l’âme humaine. Tropp choisit la carte de l’unité allégorique et du discours continu. Ce qui n’empêche ni l’intimisme, ni la clarté du jeu, ni la passion sous-jacente. Servi par un Steinway de belle facture, il entraîne l’auditeur dans une aventure convaincante, qui permet de ne pas s’arrêter au mois de février et d’août traditionnellement considérés comme les meilleurs du cycle, mais de considérer chaque mois comme un hommage au tempérament russe et au chant permanent qui est derrière les notes. 

Dès le mois de Janvier, on se laisse subjuguer par la rêverie de l’hiver et du feu qui couve, avant que le fringant carnaval de Février, selon l’expression du poète Piotr Viazemski, ne souligne l’allégresse des feux de joie en son honneur. Cet exaltant moment ouvre la porte à l’alouette de Mars qui symbolise l’espoir dans une mélodie qui sait que la nature reprend ses droits. Avril et son perce-neige dépeignent l’enthousiasme qui va s’épanouir en Mai et ses nuits où la tendresse s’installe. Tropp déroule des tempi de mobilité et de légèreté, dans le souci descriptif de l’idée poétique qu’il retranscrit. Peut-être oublie-t-on trop souvent que c’est cette poésie, à la fois littéraire et musicale, qui anime de concert toutes les pièces. Tropp s’en nourrit, avec pudeur et invitation au partage. Lorsque Juin arrive, une barcarolle parsemée d’allusions à l’eau et à la côte où les ondes câlineront nos pieds (Pletcheiev) donne au pianiste l’occasion de ressentir aussi l’attrait des étoiles et leur tristesse secrète.

Juillet balaie cette tentation grâce au chant du faucheur et au souffle d’air chaud qui se souvient des airs populaires. Ici, Tropp fait une allusion judicieuse aux Faucheurs de Couperin, sur un propos identique, avec le rythme obstiné qui évoque le travail des faux. Autre scène de la vie paysanne sur un poème d’Alexei Koltsov, Août se situe dans la nuit pendant laquelle on ramasse les gerbes, à la fin d’une journée de labeur que le piano traduit avec une virtuosité à la fois pleine de vie et d’aspiration au repos. Septembre invite à la chasse avec une exubérance sans outrance : les trompes sonnent, les piqueurs en habit sont à cheval, les lévriers s’impatientent dans un contraste total avec Octobre qui regrette les feuilles jaunies dans une élégie à consonance lyrico-dramatique, puis Novembre, en troïka dont la course semble vouloir imposer le silence à la mélancolie. Dans son commentaire, Tropp rappelle que c’est la seule pièce des Saisons que Rachmaninov a enregistrée avec une infinie nostalgie de son pays, soulignée par Chostakovitch qui voyait dans cette gravure de l’exilé toute sa terrible solitude malgré sa renommée mondiale. Avec Décembre, sur les deux vers malicieux de Joukovski, La veille de Noël, des jeunes filles lisaient l’avenir : / Elles retiraient leurs souliers et les jetaient dehors, Tropp estime que Tchaïkovski, avec une indication tempo de valse, inscrit l’insaisissable et l’inachevé dans cette musique, et peut-être bien la singularité et le côté énigmatique du destin. 

Cette réalisation se révèle bien attractive, car Vladmir Tropp, à la lumière de sa présentation à la fois poétique et philosophique, introduit dans ces Saisons une dimension qui va au-delà de la simple interprétation pianistique. Sa réflexion donne à l’ensemble de ces miniatures, que l’on reconsidère dès lors avec un regard plus attentif, une résonance face au temps qui passe. Est-ce aller trop loin dans la démarche ? Chacun se fera son avis. En ce qui nous concerne, nous sommes fasciné par cette analyse proche de l’évidence et par la subtilité imaginative que Tropp apporte à chaque instant et à chaque note. 

Une petite réserve s’impose cependant : pourquoi le pianiste a-t-il placé, en guise de prologue et de postlude à l’intégrale des Saisons si réussies, deux Nocturnes à l’inspiration limitée (des années 1872/73) qui font partie des opus 10 et 19 ? Tropp estime qu’il s’agit de deux extraordinaires témoignages du prodigieux lyrisme de Tchaïkovski. Même s’il évite le piège de l’accentuation du sentimentalisme, même s’il joue ces pièces secondaires avec une discrétion absolue, il est difficile de partager cet avis que l’artiste justifie en ajoutant qu’elles nous plongent dans l’atmosphère musicale d’un foyer de l’époque où jouer de la musique était très appréciée par la noblesse russe. La note que nous attribuons tient compte de ces compléments discutables qui n’ajoutent rien au vrai lyrisme des Saisons

Selon une formule que propose Fondamenta pour chaque album, ce programme Tchaïkovski contient, pour le même prix, deux disques : « Fidelity CD » destiné aux systèmes audio haute-fidélité, et un « Mobility CD » adapté aux écoutes sur baladeur, ordinateur et en voiture. L’initiative est originale et à saluer.

Son : 9  Livret : 10  Répertoire : 8 (6 pour les deux Nocturnes)  Interprétation : 9 

Jean Lacroix

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