Kremerata Baltica à la recherche d’un Beethoven personnel et exaltant 

par

Léo Ferré (1916-1993) : "Muss es sein ? Es muss sein !" (arrangé par Valter Sivilotti pour violoncelle, cordes et percussions – avec la voix de Léo Ferré) (1) – Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Quatuors à cordes N° 16, Op. 135 (2) N° 14, Op. 131 (4), arrangés pour orchestre à cordes par Gidon Kremer) – Giovanni Sollima (*1962) : Note sconte (première version pour orchestre à cordes) (3). Mario Brunello, violoncelle (1) et direction (2,3) ; Kremerata Baltica ; Gidon Kremer, violon et direction (4). 2019 (1-3) & 2011 (4). 78’39. 1 CD Alpha 660.

Intitulé « Searching for Ludwig » (À la recherche de Ludwig), ce programme commence par... Léo Ferré ! Muss es sein ? Es muss sein ! (Le faut-il ? Il le faut !) est ce que Beethoven a écrit, en toutes lettres et en en faisant une formule musicale, en tête du dernier mouvement de son dernier quatuor à cordes. Il existe plusieurs interprétations de l’origine de ces quelques mots, mais dans toutes les hypothèses il s’agit d’argent. Toujours est-il que Beethoven en a fait un miracle de gravité et de légèreté mêlées. Et Léo Ferré un vibrant appel à la démocratisation de la musique. On connait sa passion pour Beethoven, dont il a rapporté l’origine et l’« océan de bien-être » qu’il en a éprouvé, de sa plume tellement personnelle, dans Benoît Misère. Il existe une vidéo où on le voit diriger l’ouverture de Coriolan. Certes, on admire davantage le cœur et l’énergie que la technique pour le moins rudimentaire, voire approximative ! Mais la sincérité ne fait pas de doute. Dans Muss es sein ? Es muss sein !, Léo Ferré s’adresse à Beethoven : « Ludwig ! Réponds ! T'es sourdingue ma parole ! ». Il réclame : « Dans la rue la Musique ! », et égratigne Boulez « dans sa boutique, un ministre à la boutonnière » au passage. Pour son arrangement pour violoncelle, cordes et percussions, Valter Sivilotti a choisi la version où Léo Ferré, de sa belle voix galvanisante, déclame son texte en italien. Le résultat est saisissant, et introduit superbement le CD.

Ce CD est constitué, pour plus des quatre cinquièmes de sa durée, de l’arrangement pour orchestre à cordes de deux des derniers quatuors de Beethoven, les Opus 131 et 135, ceux-là même, comme le rappelle Gidon Kremer dans le texte de présentation, que Leonard Bernstein a enregistrés avec l’Orchestre Philharmonique de Vienne. Mais le propos est tout autre. Quand le chef américain disposait des quarante cordes somptueuses et veloutées de la formation viennoise, et qu’il dirigeait avec le même engagement émotionnel que pour une symphonie de Mahler des arrangements qui consistaient seulement à ajouter, ici ou là, une partie de contrebasse, nous avons ici un ensemble presque deux fois moins nombreux (et d’une virtuosité confondante), et des points de vue d’interprétation tout à fait différents.

Le Quatuor en fa majeur opus 135 est dirigé ici par Mario Brunello. C’est donc le tout dernier de cette somme fabuleuse de dix-sept chefs-d’œuvre absolus, et Beethoven y est d’une concision qui annonce déjà Webern. Bien que ce ne soit pas dit explicitement, nous pouvons penser que l’arrangement en est de Gidon Kremer. Mais à vrai dire, il n’est pas, en lui-même, tellement éloigné de celui choisi par Leonard Bernstein (et qu’il avait probablement lui-même réalisé, même si là aussi l’incertitude demeure). Pour autant, le résultat est tout autre. L’Allegretto est ici presque ludique et aimable. Le court Vivace est virevoltant, tourbillonnant... un régal ! Dans le Lento assai, cantate e tranquillo Mario Brunello parvient, avec un tempo très lent mais sans abuser de ralentis larmoyants, à donner à ce mouvement sublime un caractère plus recueilli, voire contemplatif, que dramatique et désespéré. Dans le finale (et son fameux Muss es sein ? Es muss sein !), il retrouve l’énergie joyeuse du premier mouvement, avec des nuances finement ciselées. Et l’Opus 135, par lequel Beethoven quitte ce genre qui remettra un siècle à s’en remettre, s’achève presque comme une comptine enfantine, irrésistiblement espiègle et enjouée.

Le Quatuor en do dièse mineur, opus 131, avait été enregistré quelques années plus tôt, dirigé du violon par Gidon Kremer. Les différences sont importantes. Tout d'abord, la transcription, dont le texte de présentation nous dit qu’il en est l’auteur, est beaucoup plus travaillée, avec des solos et des tuttis, parfois mélangés. Il en résulte une grande variété de textures, tout à fait bienvenue. Ensuite, la présence de Gidon Kremer, reconnaissable entre mille, y compris quand il n’est qu’une voix au milieu du pupitre des premiers violons. À ces deux données, on peut ajouter que l’effectif est sensiblement plus restreint pour cet Opus 131 qu’il ne l’était pour l’Opus 135. Voilà pour le rendu sonore.

Et bien sûr, il y a la conception... et les œuvres elles-mêmes ! Mario Brunello nous proposait une œuvre, en quatre mouvements traditionnels relativement courts, plutôt familière, accueillante ; avec Gidon Kremer et ce très long quatuor en sept mouvements enchaînés, l’aventure est toute autre. Nous voyageons dans des plaines écossaises désolées (Adagio ma non troppo e molto espressivo) ; la Kremerata Baltica leur donne un côté mystérieux, qui se résout dans un Allegro molto vivace gracile et élégant. Avec le court Allegro moderato (recitativo), nous croyons d'abord atterrir... mais rien n’est sûr... Et en effet, dans l’Andante ma non troppo e molto cantabile, pendant un quart d’heure, nous perdons nos repères ; Gidon Kremer et ses musiciens trouvent des sonorités tour à tour suaves, étranges, inquiétantes, aériennes, chatoyantes, félines... Le contraste avec le Presto est captivant : tout en conservant leur légèreté de texture, tout est ici beaucoup plus tendu et dramatique, jusqu'à l’Adagio quasi un poco andante, étale, sobre, comme une longue respiration avant l’Allegro final, que la Kremerata Baltica aborde avec la souplesse et l’élasticité qui font sa spécificité, et où elle donne la peine mesure de sa splendeur sonore et de sa virtuosité.

Entre ces deux monuments, Note Sconte (« notes cachées »), trois courtes pièces de Giovanni Sollima, qui utilisent des fragments inachevés de Beethoven. Cela ressemble à une improvisation collective, avec des parfums de tango, de rituels ancestraux et de chants folkloriques, qui a toute sa place ici.

Voilà un enregistrement original à bien des points de vue, construit de manière vivante ; il enrichit précieusement cette année Beethoven qui a bien besoin de ces généreux témoignages pour nous consoler de tous les concerts qui ont été annulés.

Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10 

Pierre Carrive

 

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