Sombre drame que ‘La Cena delle Beffe’ à la Scala

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© Marco Brescia & Rudy Amisano | Teatro alla Scala

En août 2016, l’on commémorera le 150e anniversaire de la naissance d’Umberto Giordano. Est-ce pour ce motif que le théâtre milanais a décidé d’exhumer son dixième ouvrage, ‘La Cena delle Beffe’, créé justement sur cette scène le 20 décembre 1924 avec Hipolito Lazaro, Benvenuto Franci, Carmen Melis et Emilio Venturini sous la baguette d’Arturo Toscanini ?
Sinistre drame que celui de Sem Benelli présenté au Teatro Argentina à Rome en 1909 : sous le règne de Laurent le Magnifique, Giannetto Malespini et les deux frères, Neri et Gabriello Chiaramentesi, sont des ennemis jurés, alors que tous trois désirent la même femme, Ginevra, la courtisane, maîtresse en titre de Neri. Par ses rivaux, Giannetto a été roué de coups et jeté dans l’Arno ; mais le riche Tornaquinci tente de les réconcilier lors d’un repas qui tourne au souper des dupes : Giannetto subtilise les vêtements de Neri en le faisant passer pour fou, puis se glisse dans le lit de Ginevra sans se faire reconnaître. Considéré comme un aliéné, pris à partie par ses victimes mais réconforté par Lisabetta, une ex-conquête, Neri réussit à échapper à ses bourreaux, court chez Ginevra, se cache dans une alcôve, et tue un couple se livrant à de fols ébats : voyant surgir Giannetto, il comprend qu’il a abattu Ginevra et un autre homme… son propre frère Gabriello. Et il n’a plus qu’à sombrer réellement dans la démence.
Avec une rare cohérence, la mise en scène de Mario Martone nous transporte dans le New York de la Grande Dépression. Sous des éclairages blafards conçus par Pasquale Mari, le décor de Margherita Palli consiste en un édifice de Little Italy à trois étages avec le restaurant du boss, les chambres à coucher sous les toits et les caves sous l’escalier de service. Et les costumes d’Ursula Patzak se réfèrent aux années trente avec sa fange de loubards côtoyant les parvenus. L’orchestration d’Umberto Giordano est d’une extrême lourdeur avec ses coloris violents qui obligent ténor et baryton à ‘passer’ à tout prix au-delà de ce mur sonore. A la tête de la phalange de la Scala, Carlo Rizzi joue la carte de la générosité mélodique innervée par la véhémence des passions. Et sur scène, le ténor Marco Berti a la résistance de moyens et l’aigu percutant pour camper un Giannetto sardonique. Le Neri de Nicola Alaimo lui répond avec la même noirceur hautaine, alors que la Ginevra de Kristin Lewis se joue des deux avec une apparente désinvolture que corrodent les éclats de l’angoisse existentielle. Le Gabriello de Leonardo Caimi et la Lisabetta de Jessica Nuccio sont les vecteurs du lyrisme sentimental, tandis que le Tornaquinci de Luciano Di Pasquale, le Fazio de Frano Lufi et le Docteur de Bruno De Simone ne sont que les pions sur l’échiquier de la mort.
Paul-André Demierre
Milan, La Scala, le 10 avril 2016

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