L’Ukrainien Myroslav Skoryk, disparu le 1er juin,  et ses neuf concertos pour violon

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Myroslav SKORYK (1938-2020) : Concertos pour violon n° 1 à 9. Andrej Bielow, violon ; Orchestre Symphonique National d’Ukraine, direction Volodymyr Sirenko. 2020. Livret en anglais. 59.31 et 76.41. Naxos 8.574088 et 8.474089 (2 CD séparés). 

Un hasard de dates veut que la présente recension de deux CD consacrés à Myroslav Skoryk corresponde à sa disparition et devienne un hommage à sa mémoire : le compositeur est décédé il y a quatre jours, le 1er juin. Né en 1938 à Lvov, cité de l’ouest de l’Ukraine rattachée alors à la Pologne dont elle n’est éloignée que de 70 kilomètres dans les frontières actuelles, Skoryk est issu d’une famille où le père, historien et ethnographe, joue du violon comme la mère, chimiste. Il étudie dans sa ville natale, puis se perfectionne à Moscou auprès de Dimitri Kabalevsky. Il occupe à 33 ans un poste de professeur au Conservatoire de Kiev. Deux ans auparavant, son Concerto pour violon, qui deviendra le premier de la série pour l’instrument, « est retenu comme une des quatre meilleures œuvres d’un vaste festival organisé à l’occasion d’une réunion plénière de l’Union des compositeurs, une manifestation qui marquait le début d’une plus grande ouverture vis-à-vis des musiques non russes. » (Frans C. Lemaire : Le destin russe et la musique, Paris, Fayard, 2005, p. 659). Le Géorgien Kantcheli et l’Arménien Mansourian sont distingués en même temps que lui. F.C. Lemaire précise encore qu’en sa qualité de musicologue, Skoryk, qui a écrit une thèse sur Prokofiev, va alors se voir confier « un rapport sur les possibilités de renouvellement du langage musical à partir d’éléments issus des musiques traditionnelles populaires ». Suite à ses recherches, il va écrire en 1972 un concerto pour orchestre, Les Carpathes, que l’on retrouve sur un CD Naxos (8.573333) avec deux concertos, l’un pour violoncelle (1984) et l’autre pour violon, le septième (2011), interprété par son dédicataire, Nazarii Pylatyuk. Nommé professeur à Lvov, Skoryk comptera parmi ses élèves Stankovych, Karabits et quelques autres. Honoré de multiples distinctions dont celle de Chevalier du Mérite et de de l’Ordre de Héros de l’Ukraine, Skoryk compte à son catalogue, qui n’est pas très étendu, l’opéra Moïse, des ballets, des cantates, de la musique de chambre et instrumentale, plusieurs partitions pour le cinéma, le théâtre et même la chanson, ainsi qu’une série de concertos. Parmi ceux-ci, Naxos propose en deux CD séparés les neuf concertos pour violon et orchestre, dont l’écriture s’étale sur plus de quarante ans, de 1969 à 2014. Il s’agit pour certains d’entre eux de premières discographiques mondiales.

On peut distinguer plusieurs caractéristiques communes à ces neuf partitions : leur concision pour commencer, aucune d’entre elles ne dépassant les dix-sept minutes, souvent jouées d’un seul élan, l’intensité lyrique de chacun des concertos, dans un dialogue expressif permanent avec la formation symphonique, le rythme qui se révèle souvent enlevé, les couleurs apportées à l’orchestration, les développements d’emprunts populaires sous la forme de moments dansés, une ironie fréquente, et surtout une imagination renouvelée. Le premier concerto, évoqué ci-dessus, mélange lyrisme, dialogue équilibré et énergie. Skoryk attendra vingt ans pour composer le n° 2, en 1989, dans un contexte Moderato séduisant, avec une cadence endiablée. Nouvelle attente de douze ans avant que le Concerto n° 3 n’apparaisse en 2001 ; il débute par une grande fugue du violon solo et est construit sur une évolution dramatique. Le créateur, le violoniste Yuri Kharkenko, auquel il est dédié, a dit que dans sa partie la plus enflammée, cette page d’un peu moins de treize minutes très concentrées et sa conclusion tragique lui avaient fait penser aux événements du 11 septembre à New-York. Le langage musical de Skoryk est d’une grande accessibilité et d’une grande séduction, il a le sens de la mélodie et de l’évocation. Celle-ci se manifeste de façon spectaculaire dans le Concerto n° 4 de 2003, dont Skoryk donna lui-même la première audition à la tête de l’Orchestre Symphonique de Lvov, le soliste étant Yuri Mazurkevych. Cette page passionnante, dont les fluctuations sonores de plus en plus expansives font penser, comme le dit à juste titre la notice rédigée par Skoryk lui-même, à des « tremblements de terre », déploie ensuite une phrase lyrique intense, très émotionnelle, ponctuée par des coups d’archet, d’abord légers puis de plus en plus marqués, qui évoquent des sabots de chevaux. Ces quatre concertos forment le programme du premier CD Naxos référencé.

Le deuxième CD propose les cinq concertos pour violon écrits entre 2004 et 2014. L’indication Moderato domine dans quatre d’entre eux, Skoryk laissant de plus en plus au violon une liberté souveraine, dans la conquête de l’espace sonore -en se risquant même à des emprunts diffus au jazz- ou dans la méditation. Après les légères dissonances du cinquième concerto (2004), le sixième de 2009 combine des thèmes sensuels et un intense échange entre les instruments, dont certains aspects parodiques font penser, aux dires mêmes du compositeur à « une bacchanale grotesque d’une cérémonie musicale soviétique », dans une ambiance débridée. Le Concerto n° 7 de 2011 est très rythmé, avec des débuts syncopées, ponctués par la grosse caisse en réponse au violon, des battements progressifs qui vont s’étendre à tout l’orchestre, jusqu’à des passages inattendus, comme une danse gitane ou un son de cloche, avant un retour final à l’échange insolite initial avec la percussion. 

Le Concerto n° 8, très émouvant, a été écrit sous la forme d’un long Andante l’année du bicentenaire de la naissance de Chopin, auquel il rend hommage par des citations inopinées de certaines pièces pour piano : préludes, mazurkas ou sonates. Skoryk explique avoir voulu insérer sa voix personnelle dans le style de Chopin, la page s’achevant sous l’emprise du deuil et du Dies Irae. Le cycle des concertos s’achève dans le contexte intime et d’une grande profondeur du Concerto n° 9 de 2014, qui donne à chaque intervention soliste du violon une forte tension dramatique qui se conclut en apothéose.

Le violoniste ukrainien Andrej Bielow, né en 1981, qui a étudié notamment à Hanovre, a remporté plusieurs prix dans des concours internationaux, entre autres au Long-Thibaud, a enregistré une vingtaine de CD pour différents labels (CPO, Berlin Classics, Genuin, Naxos…) et se produit beaucoup en musique de chambre. Il se lance dans l’aventure de cette intégrale de Skoryk avec une intensité et une clarté qui ne se démentent jamais. Il a été le créateur de deux concertos, le Sixième et le Neuvième, ce dernier sous la direction du compositeur, à Lvov. D’un bout à l’autre de ces deux CD, il s’identifie aux partitions, leur insufflant l’investissement qu’elles réclament en termes de lyrisme, de projection et de dynamisme, mais aussi avec un enthousiasme qu’il communique à l’Orchestre National d’Ukraine que Volodymyr Sirenko, son directeur artistique depuis 1999, mène avec toute l’attention nécessaire. Sirenko était à la baguette lorsque le Concerto n° 5 a été créé à Kiev. 

Tous ces musiciens jouent dans leur arbre généalogique et proposent des versions magnifiques de ces concertos, dont la découverte est une véritable révélation. En les enregistrant dans les studios de la Radio nationale d’Ukraine, à Kiev, en plusieurs séances étalées entre février 2015 et février 2016, ils ont rendu par avance un superbe hommage à Myroslav Skoryk, décédé, nous l’avons dit, il y a à peine quatre jours. 

Son : 9  Livret : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

 

     

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