Brahms, le "concerto n°2" façonné par le clavier de Lars Vogt

par

Johannes Brahms (1833-1897) : Concerto pour piano n°2 en si bémol majeur, opus 83. Variations et Fugue sur un Thème de Haendel, opus 24. Lars Vogt, Royal Northern Sinfonia. Enrgmt février & décembre 2019. Livret en anglais et allemand. TT 74’50 (73’32 indiqué au verso du boîtier). Ondine ODE 1346-2

Au disque, les débuts brahmsiens de Lars Vogt remontent à une vingtaine d’années (les trois Sonates chez Emi). Sa nomination à la tête du Royal Northern Sinfonia en 2014 nous a récemment valu le Concerto n°1 pour le label Ondine, auquel le présent CD accorde une digne suite, empruntant la même esthétique. Dans le second Concerto, on retrouve le même orchestre aux effectifs ajustés et propices à l’élucidation du discours. Réduit dans sa voilure (on pourra estimer les cordes un peu minces) mais non dans ses effets, -calibrés et méthodiques. C’est plutôt le rapport au soliste qui est repensé, et il se taille la part du lion. Parce qu’il assume le rôle de chef, et aussi car l’instrument est favorisé par les micros : proéminent, au tout premier plan. Une telle perspective évoque une faïence dont le piano conditionnerait la forme et la teinte de fond, et que les pupitres anglais colorisent sans fioriture ni débord. D’autant que l’acoustique du Sage Gateshead Concert Hall s’avère plutôt mate et courte, autorisant l’acuité d’un dessin « de petit feu ». Dit autrement, la ressource orchestrale semble registrée du clavier, strictement : à rebours de l’esprit du concerto brahmsien, où le piano s’enchâsse volontiers dans une structure symphonique.

Ce dégraissage convient bien aux rêveries crépusculaires de l’Andante, ciselées avec un raffinement qui ne doit rien à la romance ou à la brume : un comble de discernement, comme transpercé d’un regard nyctalope. Le propos captive par ses textures souvent inouïes, ses complexions graciles, ses révélations diaphanes. Les échanges ludiques de l’Allegretto grazioso se décantent dans une transparence et une simplicité vraiment extraordinaires : la chansonnette en fa majeur (1’53), on ne se souvient pas l’avoir déjà entendue aussi finaude !

Le cas des deux premiers mouvements pose davantage question. On s’avouera déçu si on cherche la fresque romantique que les grandes références  d’hier (Horowitz/Toscanini, Solomon/Dobrowen, Katchen/Ferencsik, Gilels/Reiner, Anda/Fricsay, Arrau/Giulini, Rubinstein/Ormandy, Fleischer/Szell, Ashkenazy/Haitink…) injectaient dans l’Allegro non troppo. Le panorama n’arbore pas ici la même générosité, ni le même relief : la topographie intellectualise le paysage, ou du moins l’intériorise, le réfléchit. La vision d’ensemble se transcende par son architecture aussi nette que dépouillée, élevant ses majestueuses colonnades vers un chapiteau d’ordre dorique. Après l’irruption soliste (0’40), frappée avec toute la force requise, les première et troisième sections du thème principal (1’36, 2’52) apparaissent un peu mécaniques et sans l’envergure à laquelle nous sommes accoutumés. Le lyrisme de la portion centrale (2’24) correspond mieux à cette approche épurée et rigoureuse. Les enjeux conflictuels s’escamotent au profit de rapports carroyés, pacifiés, comme découlant de l’initial appel de cor, ici absolument séminal : les dix-huit minutes semblent intégralement déduites de cette humeur irénique, où Lars Vogt décèle la « parfaite harmonie avec notre propre nature, et peut-être aussi avec la nature environnante » (interview dans le livret).

Au début de L’Allegro appassionato, les archets stratifient l’espace par leur canevas clairsemé et abrasif, au lieu des bouffées émotionnelles qui d’habitude s’abattent dans ce scherzo. Rien de pesant ou véhément donc, à l’instar du carillonnant épisode en ré majeur (4’30), qui vibre en toute fraîcheur, tendu vers un ciel d’azur. Ce n’est pas cette interprétation qui vous assènera son poids de pathos, mais la sincérité du sentiment se préserve intacte. Et dans les entournures suggère des confidences d’une rare magie (les bois, quel doux camaïeu dans le sotto voce 6’18-6’45 !) La fermeté des lignes et des plans n’empêche pas la richesse métaphorique du contenu, au service de la carte du tendre, tel un blason à déchiffrer.

Globalement, si cette interprétation du Concerto était un poème, elle serait régentée par la sobre discipline de Malherbe. Austérité et sévérité incluses. 

On en dirait autant pour le complément de programme, capté en décembre dernier à Cologne. Couplage généreux de ce disque bien rempli : les « Variations Haendel » constituent un des cahiers les plus audacieux de Brahms, et justifient pluralité d’angles interprétatifs. Ce qu’atteste une large discographie. Lars Vogt restreint plutôt l’éventail stylistique et recherche une unité de ton qui cimente le cycle autour d’une neutralité assez classiciste. Qu’on ne s’attende donc ni au brio de Peter Rösel (Edel, 1974) ou de Bruno Leonardo Gelber (Emi, 1977), ni à l’effervescence de Benno Moiseiwitsch (HMV, 1930 tout premier enregistrement de l’œuvre) ni à l’autorité cinglante de Maria Yudina (Vista Vera, 1948).

L’exubérance, le pittoresque : gommés ! Par exemple dans la 13° variation (11’27), sorte de dolente rhapsodie mitteleuropa, le pianiste allemand ouvrage des opalescences qui auraient mérité de creuser le vague à l’âme. Ou gainer l’héroïsme, comme sut si bien Egon Petri (HMV, 1938). Les chromatismes quasi-moussorgskiens de la 9° (7’39) supporteraient un surcroît de causticité.

Le phrasé est travaillé dans la souplesse, sans échapper à une rhétorique calculée (4° à 3’16) ou à la fadeur (6° à 5’14). Les 15° (13’31) et 18° (15’31) coulent avec grâce mais timidité. La rengaine de la 19° (16’32) tend à s’escamoter dans le feutré. Les divins tintinnabulements de la 22° (19’33) délaient un pastel fuyant. Au demeurant, la clarté textuelle s’avère sans défaut : les éclats bien caractérisés des triolets qui rebondissent en écho dans la 10° (8’54) ; la 14° (12’52) enlevée comme il faut, à défaut d’l’ivresse. La 7° (6’21) et les dernières (20’29) n’outrent pas les fanfaronnades. La Fugue conclusive ressort avec assurance et droiture, sans toutefois retrouver l’altitude de Rudolf Serkin (Sony, 1979).

La subtilité de la palette réussit particulièrement aux étapes pseudo-schumaniennes, du moins celles qui relèvent du « sage Eusebius » : les 2° et 3° (1’44-3’15), 5° (4’05) et 21° (18’35).

Bref une probe lecture qui honore les pages émouvantes, mais qui par ailleurs reste au milieu du gué. On saura apprécier cette humilité, cette irréprochable dextérité qui ne brigue pas l’exploit… même si elle édulcore les prouesses et les bigarrures de cet hétéroclite exercice du jeune Brahms. Outre les références déjà citées, on n’admire ici rien qui menace la virile robustesse de Julius Katchen (sa troisième version, de juin 1962 chez Decca), l’imagination plastique de Stephen Kovacevich (Philips, août 1968 à Londres) ou les scintillements de Murray Perahia (Sony, juin 2010 à Berlin).

C’est pour le Concerto, revisité avec un improbable élan d’intelligence, de parcimonie et d’aplomb, qu’on convoitera cet album. On pourra ne pas adhérer au résultat, constructiviste et parfois avare d’expression. On admettra en tout cas que sa singularité vise moins un « autre-chosisme » à la mode (imposons un dépoussiérage chambriste à cette vieille lune du répertoire) qu’elle témoigne d’une authentique conviction.

Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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