Œuvres complètes pour pianoforte et violoncelle de Beethoven : un Graf pour Lonquich et un Guadagnini pour Alstaedt
Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827) : Sonates pour pianoforte et violoncelle n°1 en fa majeur et n° 2 en sol mineur, op. 5 n° 1 et 2 ; n° 3 en la majeur, op. 69 ; n°4 en do majeur et n° 5 en ré majeur, op. 102 n° 1 et 2 ; 12 Variations en fa majeur sur « Ein Mädchen oder Weibchen », op. 66 ; 12 Variations sur « See, the conqu’ring Hero comes », Wo045 ; 7 Variations sur « Bei Männern, welche Liebe fühlen », Wo046. Nicolas Altstaedt, violoncelle ; Alexander Lonquich, pianoforte. 2020. Livret en allemand, en français et en anglais. 145.00. Alpha 577 (2 CD).
Dans le cadre des 250 ans de la naissance de Beethoven, une intégrale de ses partitions pour pianoforte et violoncelle s’imposait. Sur un Graf viennois de 1826-27 et un Guadagnini de Piacenza de 1749, avec un archet classique et des cordes en boyau, Alexander Lonquich et Nicolas Altstaedt se sont lancés dans l’aventure. Né à Trèves en 1960, Lonquich a entamé ses études à Cologne, avant de les poursuivre avec Paul Badura-Skoda, Andreï Jachinsky et Ilonka Deckers. Ayant remporté dans son adolescence deux concours, l’un à Cologne, l’autre à Terni, il se voue à Schubert pendant un certain temps, avant de l’enregistrer, ainsi que Schumann, Mozart, Fauré ou Messiaen. Il s’est produit souvent en duo, notamment avec Paul Badura-Skoda ou Nikita Magaloff. Il s’adonne aussi à la direction d’orchestre. Nicolas Altstaedt est son cadet de vingt-deux ans, né en 1982 à Heidelberg, dans une famille de double ascendance germanique et française. Il a été à Berlin l’un des derniers étudiants du violoncelliste russe Boris Pergamentschikow, trop tôt disparu en 2004, à l’âge de 55 ans. Depuis 2012, il est le successeur de Gidon Kremer à la direction artistique du Festival de Lockenhaus. Lonquich et Altstaedt se produisent régulièrement ensemble en musique de chambre. Après un Quintette de Bartok de 1904, salué par la critique, déjà chez Alpha, où on les retrouvait tous les deux dans l’ensemble, les voici sous le même label pour célébrer à leur tour le maître de Bonn.
On sait qu’au moment où Beethoven compose en 1796 ses deux premières sonates pour violoncelle et piano de l’opus 5, il inaugure quasiment le genre de ce duo, le violoncelle s’étant peu de temps auparavant libéré de son rôle d’accompagnateur pour prendre une vraie place de soliste. Si c’est au Roi de Prusse que Beethoven dédie ces deux partitions, à l’occasion d’une tournée de concerts, il les destine plus précisément au virtuose Jean-Pierre Duport (1741-1818), frère d’un autre virtuose, Jean-Louis Duport (Elisabeth Brisson, Guide de la musique de Beethoven, Paris, Fayard, 2005, p. 137). Il est possible que Beethoven en ait assuré la création devant le Roi avec Duport, qui était surintendant de la musique du souverain à Berlin. Ces deux sonates sont construites de la même manière : une introduction lente, relativement courte, suivie de deux longs Allegros expressifs. Si la première fait une place très grande aux échanges entre le piano et le violoncelle, Beethoven tend à développer des sonorités nouvelles entre les deux instruments dont le chant, même s’il laisse encore la place belle au piano, trouve un équilibre harmonieux. Dans la deuxième sonate, on note une part de tension douloureuse et d’élan dynamique, le piano et le violoncelle commençant à être traités comme de véritables partenaires. Beethoven ne propose sa Sonate n° 3 qu’une bonne dizaine d’années plus tard. Son opus 69 date de 1807-08, époque productive s’il en est, les Symphonies 5 et 6 datant de cette période. Ici, le compositeur trouve un parfait équilibre entre piano et violoncelle, dans une grande maîtrise de la forme, au cours de laquelle la vigueur s’exprime, mais aussi un lyrisme qui respire avec maturité.
C’est au cours de la décennie suivante, en 1815, que Beethoven écrit les sonates de l’opus 102, les n° 4 et n° 5, qui sont publiées deux ans plus tard. Une fois de plus, comme dans la précédente partition, le compositeur trouve le dosage instrumental idéal pour faire chanter ces pages destinées à l’intimité, écrites au moment où il renoue avec la Comtesse Erdödy qui avait pour hôte un autre grand virtuose, Joseph Linke (1783-1837), auquel Beethoven soumit sans doute l’un ou l’autre aspect technique. La Sonate n° 4, dont la notice du livret précise qu’il s’agit d’une véritable Sonate-Fantaisie, est écrite au moment où Beethoven a achevé sa huitième symphonie ; elle contient une certain nombre de passages lents et méditatifs comme des rythmes passionnés et énergiques. La Sonate n° 5, la dernière de Beethoven dans le genre, insère dans l’Allegro final une Fugue qui confère au violoncelle une grande éloquence. Trois séries de Variations complètent cette intégrale. L’opus 66 semble dater de la même période que les deux premières sonates, donc de 1796. Ces Variations sur « Ein Mädchen oder Weibchen » s’inspirent d’un thème de La Flûte enchantée de Mozart, tout comme les Variations WoO46 « Bei Männern, welche Liebe flühen » de 1801. Elles permettent à Beethoven de traduire ses émotions sur le thème conjugal et l’amour partagé, maudit pour lui, à travers un caractère ornemental et un esprit d’improvisation très créatif. Quant aux Variations WoO45 sur « See, the conqu’ring Hero comes ! », elles aussi de 1796, c’est à Haendel et à un chœur de l’oratorio Judas Maccabée qu’elles empruntent leur référence, stimulante et très ornementée.
Les sonates pour violoncelle et piano ont bénéficié par le passé de prestigieux interprètes. Les noms de Rostropovitch/Richter, Fournier/Kempff, Fournier/Gulda ou du Pré/Barenboïm sont dans toutes les mémoires et font largement rêver (sans oublier Casals !). Plus proches de nous, on n’oublie pas non plus Menesses/Pressler ou Wispelwey/Lazic. Mais la version de Lonquich/Altstaedt, intégrale à part entière, apporte une dimension différente, tout d’abord en raison du choix des instruments, un Graf pour le pianofortiste et un Guadagnini pour le violoncelliste, nous l’avons signalé, qui apportent à l’interprétation une fluidité, une clarté et une « vérité » historique. On découvre la superbe sonorité de ces instruments et l’intensité qu’ils arrivent à inscrire tout au long d’un parcours bien mesuré. Ce choix ajoute un climat d’épure et de simplicité immédiate, il fait vibrer la complicité palpable, équilibrée et attentive à l’écoute mutuelle, mais aussi les couleurs chaudes qui soulignent le lyrisme et la dynamique musicale. Une très belle réalisation à placer parmi les meilleures de la discographie de notre temps.
Son : 9 Livret : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 9
Jean Lacroix