Mahler à domicile à Amsterdam

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Gustav Mahler (1860-1911) : The Complete Symphonies. The Chief Conductor Edition. Royal Concertgebouw Orchestra, direction : Willem Mengelberg, Eduard van Beinum, Bernard Haitink, Riccardo Chailly, Daniele Gatti. 1939-2016. Livret en anglais, allemand et néerlandais. 15 CD RCO 25003

En parallèle de son festival Mahler de mai dernier, l’Orchestre royal du Concertgebouw d'Amsterdam (RCOA)  fait paraître un coffret en édition limitée reprenant des symphonies de Mahler sous les baguettes de ses directeurs musicaux successifs depuis Willem Mengelberg, jusqu’à Daniele Gatti.  

Plus que tout autre orchestre, le  RCOA incarne la tradition mahlérienne, et cela dès la première heure. En effet, convaincu de la haute qualité des oeuvres du compositeur qu’il considérait comme le Beethoven de son temps, le chef d’orchestre Willem Mengelberg implanta à Amsterdam une tradition mahlérienne, entre autre avec le célèbre festival Mahler de 1920 qui célébrait aussi ses 25 ans à la tête de l’Orchestre royal du Concertgebouw d’Amsterdam. Depuis, le RCOA s’est particulièrement affirmé comme l’un des plus grands orchestres malhériens au fil des mandats de ses directeurs musicaux successifs : Eduard van Beinum, Bernard Haitink, Riccardo Chailly, Daniele Gatti. Il n’y a jamais eu de temps morts dans cette tradition, point unique dans l’histoire orchestrale. 

Dès lors ce coffret propose un panaché d’interprétations parfois connues mais remasterisées pour l'occasion : Symphonie n°3 avec Van Beinum et Symphonie n°4 avec Mengelberg. D’autres symphonies sont éditées pour la première fois en disque : Symphonie n°1 - Chailly (1999), Symphonie n°5 (Chailly-1997), Symphonie n°6 (Haitink-2001),  Symphonie n°10 - Chailly (2000), Das Lied von der Erde - Haitink (2006). La Symphonie n°9 sous la direction de Bernard Haitink, captée en 2011, avait été uniquement éditée dans le cadre d’un coffret vidéo, édité en 2011, mais n'avait jamais été publiée en audio seul.  La Symphonie n°2 - Gatti (2016) et les Symphonies n°7 (2016) et n°8  (2011) dirigées par Mariss Jansons avaient déjà été éditées  au fil des parutions du label du RCOA. Il faut également considérer que certaines de ces interprétations sont parfois très proches d’un enregistrement studio : à l’image de la Symphonie n°5 dirigée par Chailly captée quelques jours après son légendaire enregistrement Decca. D’autres enregistrements doublonnent avec des bandes déjà commercialisées que ce soit sous des étiquettes connues de Decca ou Philips  ou par le label du RCOA ou de la radio néerlandaise dans le cadre des coffrets chez Q Disc.    

Un aspect caractéristique majeur de ce coffret est l'évolution du son de l’orchestre, malgré tout vers une uniformisation. Avec la Symphonie n°3, malgré les limites de la bande radiophonique, on découvre un fini instrumental plus abrasif, avec des vents acides dans les timbres et des cuivres (en particulier les trombones), moins puissants et compacts en termes de projection du son. La direction de Van Beinum est vive et énergique, parvenant à donner une certaine vitalité paysanne et bourrue à cette lecture. Car le Mahler de ces temps encore pionniers (en 1953 nous sommes encore loin du revival général des années 1960-1970) reste rapide, bigarré, brassé et contrasté dans des effets.  

En matière d’ovni musical, il faut s’intéresser à la Symphonie n°4 sous la direction de Mengelberg en 1939. Ce dernier avait une passion pour cette œuvre qu’il dirigea pas moins de 112 fois au Pays-Bas. On est plus dans la réinterprétation du geste mahlérien que dans une rigueur d’approche. Le rubato est intense et omniprésent, le chef alterne les tempi, plutôt bien vigoureux, dans une danse possédée et presque endiablée. On peut détester ce type d’approche, mais la personnification de l'interprétation a quelque chose d’unique…et de magique….C’est un Mahler de peintre, suggérant des ombres et des couleurs par sa succession de touches tantôt mélodieuses, tantôt rauques. C’est contestable au possible, mais magistralement vivant. 

Ecouter les autres symphonies ensuite, nous fait passer dans une autre dimension. Plus rigoureuses, plus finies, les directions des chefs successifs versent malgré tout dans une forme de rigueur scientifique par rapport à la fougue et l’énergie de leurs prédécesseurs. On peut  presque dire que l'on passe d’épicuriens à des stoïciens    

On peut considérer comme les références absolues les lectures de la Symphonie n°9 de Haitink et celle de la Symphonie n°10 de Chailly.

La Symphonie n°9 de Bernard Haitink est un modèle interprétatif, le type de concert où tout coule de source. Les tempi sont amples, mais Haitink construit un arc dramatique puissant porté par la virtuosité des pupitres amstellodamois. Le dernier mouvement, décanté et porté par une tension naturelle, est fabuleux.  

Le témoignage de Chailly dans la Symphonie n°10 (dans la complétion désormais usuelle de Deryck Cooke) est incontestablement majeur tant le chef tisse un écrin soyeux à cette œuvre crépusculaire, baignée par une lumière automnale mais chaleureuse. Côté fini, le maestro italien est bien mieux servi que pour sa version studio Decca avec le DSO-Berlin. La beauté plastique des cordes est magistrale, avec un lyrisme passionné suggérant tant d’émotions. 

A peine en dessous, on place la Symphonie n°5 sous la direction de Riccardo Chailly.  On s’attendait à du très très bon tant l’enregistrement studio Decca est une référence absolue. C'est du Mahler latin, lumineux et virtuose avec un chef qui sollicite une large palette de nuances d’un orchestre à la virtuosité naturelle dans son ADN. On peut aimer un Mahler plus noir, plus tendu, mais cette beauté plastique soulignée par cette direction racée compose une interprétation de première classe. Autre grande réussite, le Lied von der Erde, l’une des grandes spécialités de Bernard Haitink avec deux fabuleux chanteurs :  Anna Larsson et  Robert Dean Smith, ce dernier alors au sommet de ses moyens. La Symphonie n°8 de Jansons a fière allure, menée au panache par un chef qui galvanise toutes forces en présences par son charisme

D’autres interprétation nous laissent un peu sur notre faim, alors certes, on évolue à des niveaux vertigineux mais les mêmes chefs nous ont laissé d'autres témoignages encore plus majeurs : c’est cas de la Symphonie n°6 de Bernard Haitink, assez lente dans les mouvements médians et puissante, mais qui nous semble inférieur à son enregistrement avec les Berliner Philharmoniker (Philips) ou la Symphonie n°7 avec Mariss Jansons, un peu mécanique et moins creusée que sa gravure avec le Symphonieorchester des bayerischen rundfunks (BR Klassik), voir avec le Philharmonique d’Oslo (Simax).

La Symphonie n°1 de Haitink est moins impactantes que son formidable enregistrement studio de 1995 pour Decca. Pour terminer, on se doit de conclure avec la  décevante Symphonie n°2 de Daniele Gatti. On prendra cette interprétation comme le parangon du Mahler contemporain avec sa lenteur combinée à une tentative de creuser la matière. Il  ne s’agit pas de dire que Gatti ne connaît pas son Mahler, ce compositeur l’accompagne depuis toujours et il avait même gravé une excellente Symphonie n°5 avec le Royal Philharmonic Orchestra (RCA), mais au fil du temps, sa conception lente s’affirme comme trop pesante. Le maestro italien a ses groupies qui hurlent au génie devant chacune de ses lectures, mais nous sommes ici, à notre sens, très loin du geste mahlérien et nous considérons que ce Mahler cumule tous les poncifs que l’on peut détester (lent, massif et boursouflé) et malgré la beauté intrinsèque de l’orchestre. 

Alors un coffret foncièrement passionnant pour les mahlériens acharnés, qui ne pourront pas se passer des grandes réussites, un coffret qui témoigne de l'excellence d’un orchestre  d’exception dans son rapport au compositeur.

Note globe : 9 

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