Festival de Menton 2025 : une mosaïque musicale entre mer et étoiles

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Le Festival de Menton s’ouvre généreusement avec deux concerts gratuits sur l’Esplanade des Sablettes, qui attirent un public nombreux et varié. En arrière-plan, la cathédrale Saint-Michel se détache dans la lumière du soir, tandis que des projections animent les façades colorées de la Vieille Ville – un véritable tableau vivant. Près de 600 spectateurs sont installés face à la scène, concentrés, curieux, attentifs. À cela s’ajoutent les promeneurs qui s’arrêtent, attirés par l’énergie et l’originalité du programme. On remarque des mélomanes fidèles mais aussi un public jeune, pour qui ces concerts sont peut-être une première rencontre avec la musique dite "classique". Une initiative aussi accessible que généreuse.

Le parcours commence avec la Nuit Fantastique de Romain Leleu et de son Sextet, qui fait voyager de Schubert à Milhaud, d’Arban — le Paganini de la trompette — aux musiques de films et standards de jazz. Virtuosité éblouissante, swing et lyrisme, la trompette se fait tour à tour tendre, spectaculaire et populaire. Une soirée festive qui lance la 76ᵉ édition sous le signe du partage.

Quelques jours plus tard, c'est le Quatuor Janoska  qui fait danser Menton.   Bach revisité à la Grappelli, Carmen de Waxman, Vivaldi métissé de jazz et de rumba… Leurs improvisations malicieuses électrisent le public, qui reprend en chœur L’Hymne à l’Amour d'Edith Piaf en guise de final. La ville entière semble vibrer : musique classique, humour et convivialité s’y marient sans frontières.

Au cœur de la ville, les concerts de 18h offrent une respiration singulière. Dans les Salons Grande-Bretagne du Palais de l’Europe, 250 auditeurs entourent les artistes dans une disposition circulaire : proximité, acoustique limpide, prix doux — une formule idéale pour la découverte.

La pianiste Célia Oneto Bensaid captive avec son programme Miroirs liquides, consacré à cinq compositrices françaises. Son jeu limpide éclaire Jeanne Leleu, Marie Jaëll, Camille Pépin, Rita Strohl… Le récital se termine sur un Ravel et un Philip Glass hypnotique. Une expérience sensorielle et poétique saluée par un public conquis.

Les Concerts Jeunes Talents Yamaha révèlent six pianistes en herbe sélectionnés au Concours Chopin de Varsovie. Michal Szymanowski joue la partie orchestrale. Il est à l'écoute des jeunes musiciens et les épaule avec brio et sensibilité. Ils défendent Chopin avec fougue — parfois au détriment de la musicalité — mais l’énergie et l’audace séduisent. Une pépinière de talents en devenir.

La Fondation Gautier Capuçon présente les “Maîtres de demain”.  Mirabelle Kajenjeri, finaliste du récent Concours Reine Élisabeth, confirme l’éloge unanime de la presse belge. À ses côtés, le violoniste germano-espagnol-malaisien Elias Moncado (24 ans) se produit sur le Stradivarius de Joseph Szigeti. Lauréat de la Fondation Gautier Capuçon et de la Fondation Anne-Sophie Mutter, il impressionne par une virtuosité éblouissante.  Il ose la Fantaisie sur Carmen de Waxman, écrite pour Jascha Heifetz et réputée comme l’une des pièces les plus redoutables du répertoire : douze minutes de démonstration où s’accumulent vélocité, projection, endurance et brillance. Moncado en sort triomphant. Dans la Sonate n° 2 de Brahms, la complicité avec Kajenjeri n’est pas encore pleinement installée : les deux artistes viennent tout juste de faire connaissance et n’ont manifestement pas eu le temps nécessaire pour explorer en profondeur toute la richesse de l’œuvre. La Sonate de Ravel séduit davantage, notamment grâce au "Blues", et Moncado enflamme littéralement le public avec Fantaisie sur Carmen de Waxman et la Polonaise brillante de Wieniawski. On aurait aimé entendre Kajenjeri dans un récital solo, tant son potentiel est grand.              

Le pianiste Jean-Baptiste Doulcet emmène l’auditoire en Paysages nordiques. Grieg, Sibelius, Liszt et des improvisations personnelles se mêlent dans un récital inventif, nourri de ses séjours en Scandinavie. Peu de pianistes improvisent avec une telle inspiration : ce voyage original, à la fois érudit et sensible, enchante le Palais pour clôturer le cycle.

La pianiste Yulianna Avdeeva  propose un récital magistral consacré au compositeur polonais. La Salle du Théâtre Palmero, plus intime que le Parvis, magnifie la précision du jeu mais privé de la magie du cadre en plein air et du ciel étoilé.

La Barcarolle séduit par son élégance, le Scherzo n°3 éclate de passion, et les 24 Préludes révèlent une densité émotionnelle saisissante, kaléidoscope entre ferveur et recueillement. Devant un public trop clairsemé, Avdeeva livre pourtant l’un des récitals les plus marquants du festival.

Et puis il y a le Parvis Saint-Michel, lieu emblématique, suspendu entre mer et ciel. Ses concerts du soir forment à eux seuls un voyage.                                                                                      

Nemanja Radulović est sans doute aujourd’hui l’un des violonistes les plus singuliers de la scène classique. Le virtuose s’impose non seulement par une technique redoutable, mais aussi par une image atypique, entre cuir noir, cheveux longs à la Paganini et tatouages apparents. Une "Rock Star du violon" ? L’étiquette amuse, mais elle reflète bien son désir de dépoussiérer l’univers classique.   Cette démarche n’est pas sans rappeler celle de Nigel Kennedy, violoniste britannique qui, dès la fin des années 1980, s’affichait en kilt et baskets, et dont l’enregistrement des Quatre Saisons de Vivaldi (1989) fut un immense succès commercial.  

À l’instar de Nigel Kennedy, Nemanja Radulović conjugue look percutant et virtuosité assumée. Son interprétation des Quatre Saisons, donnée avec son ensemble  Double Sens, électrise le public. Les tempi sont fulgurants, les contrastes saisissants, les effets expressifs marqués. Il introduit des ornementations libres, des phrasés pleins de rubato, jusqu’à évoquer l’improvisation. Le violon imite tour à tour les orages, les chants d’oiseaux ou les cris du vent, dans une esthétique presque cinématographique. Le tout oscille entre baroque et rock, pour une lecture audacieuse qui séduit une large audience tout en divisant les puristes. 

La seconde partie du concert est consacrée à Jean-Sébastien Bach, dans un esprit plus sobre. Nemanja Radulović y montre un autre visage : celui d’un interprète subtil, raffiné, respectueux de la ligne et de l’architecture. Sa version de la " Sicilienne" est très réussie. Le public, conquis, l’acclame avec ferveur.     

En guise de bis, Nemanja Radulović enchaîne quelques "tubes" du violon : la Czardas de Monti, des airs tziganes, des chansons françaises revisitées… Pour l’occasion, il troque son cuir noir contre une élégante veste blanche, signe d’un artiste caméléon, aussi à l’aise dans l’extravagance que dans la sobriété.            

Contraste total avec le ténor Pene Pati, qui choisit l’intime et le murmure dans son récital napolitain Silenzio Cantatore. Loin des envolées attendues, il sculpte le silence avec l’appui raffiné, d’Il Pomo d’Oro. Ce choix — assumé et cohérent — a dérouté une partie du public, attentif mais frustré, notamment dans les pièces attendues comme O Sole Mio ou Torna a Surriento, souvent perçues comme des moments d’envol lyrique. L’absence de contrastes dynamiques et la continuité du ton murmuré ont donné au programme un certain monochrome expressif. Déroutant, mais singulier et respectueux.

On retrouve ensuite pour la quatorzième fois : Renaud Capuçon ; il va bientôt dépasser le record de Jean-Pierre Rampal dans le livre des records du Festival.

L’année passée, pour la première fois, il n’avait pas totalement répondu aux attentes du public et paraissait fatigué. Comment ne pas l’être avec un agenda d’environ 130 concerts par an, tout en assumant la responsabilité de plusieurs festivals en France et en Suisse ? Cet été, pour la première fois de sa carrière, il a annulé plusieurs concerts. On pouvait craindre le pire… et puis miracle : le voilà de retour au sommet de sa forme, entouré de deux jeunes musiciens remarquables, le violoncelliste Kian Soltani et le pianiste Mao Fujita. Au programme, deux chefs-d’œuvre : le Trio n°1 de Schubert et le Trio n°1 de Brahms.

Ce fut probablement le plus beau concert de musique de chambre de cette édition. Renaud Capuçon fait chanter son Guarnerius del Gesù (ex-Ysaÿe, ex-Stern) ; Kian Soltani lui répond sur le somptueux Stradivarius “London – ex-Boccherini” (1694), prêté par un mécène via la Beare’s International Violin Society. Mao Fujita, plus discret, semble parfois en retrait. En bis, la Marche miniature viennoise de Fritz Kreisler apporte une touche de fraîcheur et met tout le monde de bonne humeur.     

Le piano domine ensuite avec Bertrand Chamayou offrait l’intégrale de la musique pour piano solo de Maurice Ravel, célébrant ainsi le 150ᵉ anniversaire de la naissance du compositeur. Un sommet du festival, sans doute l’un des plus grands concerts de l’année. "Dans la musique de Ravel, tout se joue entre les lignes ", confiait récemment le pianiste en interview. Plus qu’un familier de l’univers ravélien, Chamayou en est un interprète majeur : en 2016, il signait déjà chez Erato une intégrale de référence. Huit ans plus tard, il y revient avec une vision plus mûrie, plus libre, plus nuancée encore. Son toucher, d’une précision cristalline, déploie une palette de couleurs inouïe. Ravel, maître du timbre et du raffinement sonore, transforme chaque recueil en kaléidoscope étincelant. À Menton, Chamayou revisite cet univers avec la fraîcheur d’un éternel retour aux sources : l’évocation onirique des Miroirs, l’ivresse rythmique des Valses nobles et sentimentales, la virtuosité éblouissante de Gaspard de la Nuit, la poésie des Jeux d’eau, la délicatesse du Tombeau de Couperin… Sans rupture, il enchaîne les pièces, tenant le public en haleine : silence absolu, tension palpable, émotion partagée. Une soirée de grâce, où la magie de la musique rencontrait l’atmosphère unique des grands soirs du Festival de Menton.           

Des concerts gratuits aux soirées étoilées, du Palais à l’intimité du Théâtre, le Festival de Menton 2025 affirme sa richesse hétéroclite. Virtuosité éclatante, murmure introspectif, découverte de jeunes talents et triomphes confirmés : autant de visages qui dessinent une mosaïque musicale unique, entre mer et ciel. Au terme de ce parcours, il reste l’image d’une ville entière qui vit au rythme de la musique — parfois populaire et festive, parfois exigeante et rare, toujours partagée.

Menton, Festival, 22 juillet au 8 août

Crédits photographiques : Loïc Lafontaine / Ville de Menton

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