A Garnier, des méta-contrastes saisissants
Étrange mot que celui de contraste, nom donné à cette soirée mixte de ballet réunissant les œuvres de Trisha Brown, David Dawson ainsi que d’Imre et Marne Van Opstal. Le dictionnaire de l’Académie française lui donne ainsi plusieurs sens. Opposition frappante entre des personnes ou des choses qui, malgré leur dissemblance, se trouvent rapprochées dans l’espace ou le temps, le terme peut également signifier le rapport entre la brillance des parties les plus claires et celle des parties les plus sombres d’une image ou encore, dans le domaine des beaux-arts, l’effet d’opposition recherché. Tout un programme en somme.
Force est de constater au cours de la soirée que lesdits contrastes s’opèrent à de multiples niveaux au fil des œuvres : entre danseurs avec la mise en exergue de différents mouvements, au niveau des lumières et des costumes, au niveau des logiques sous-jacentes à certains processus créatifs ou encore, de manière plus holistique, à l’échelle des rendus globaux des différentes œuvres chorégraphiques entre elles.
La soirée commence ainsi avec « O złożony / O composite » de Trisha Brown, sur une musique aux allures de collage de Laurie Anderson, n’étant pas sans rappeler la bande-son de Walkaround Time de Cunningham donné il y a déjà huit ans sur cette même scène. Sur scène, c’est un trio étoilé — Gilbert, Diop et Moreau — qui vient, dans ses gestuelles, articuler un alphabet épelant les dix premiers vers du poème Renascence de St Vincent Millay. La danse se fait ainsi déclamation accompagnée par la voix d’Agnieszka Wojtowitz-Voslo. Dans ce cadre, ressortent particulièrement l’excellence de Guillaume Diop dans les éléments rythmiques et surtout dans ses mouvements longilignes tandis que, à l’inverse, Marc Moreau impressionne davantage dans sa gestuelle circulaire et rotative, particulièrement au niveau des hanches et des genoux. Dorothée Gilbert, finalement, retrouve un rôle qu’elle avait déjà dansé à sa création en 2004. Tantôt chaussée de pointes, tantôt sans, elle livre une prestation toute en maîtrise qui rappelle ainsi à chacun que son statut d’étoile prévaut assurément sur la spécialisation classique qui lui a été imposée au cours de la dernière décennie.
Vient ensuite l’entrée au répertoire de « If you couldn’t see me », également signée Brown, avec sur le plateau Hannah O’Neill. Ce solo de dix minutes interprété dos à la scène dans son intégralité pose ainsi la question de ce qu’un artiste donne à voir à son public. Parmi les points forts de cet instant, outre les exquis mouvements de balancier et la gestuelle ondulatoire plus marquée de l’interprète, les lumières de Joe Levasseur sont en tout point remarquables. Parachevant la mise en exergue du dos et des jambes, déjà entamée par le costume signé Robert Rauschenberg, l’éclairage vient ici tout autant structurer l’espace que réussir le tour de force de donner un éclairage pluriel et simultané à un même corps. Fascinant rendu.
Le pinacle de la soirée est probablement atteint par « Anima Animus », signé David Dawson. Le contraste est alors ici double. Outre l’effet d’opposition causé par ce tourbillon succédant à des démonstrations plus intellectuelles et, avouons-le, moins accessibles, les costumes de Yumiko Takeshima en noir et blanc, inversés selon le genre des interprètes, ainsi que les décors de John Otto dans cette même palette chromatique font la part belle à la mise en opposition visuelle, sans pour autant tomber dans un manichéisme crasse. L’on est ici dans la danse pure, pour le simple amour de la danse, d’un dynamisme saisissant et serti du Concerto pour violon n°1 d’Ezio Bosso, faisant la part belle à la synesthésie. Pour porter ce vortex, il y a, en ce soir de première, pas moins de cinq étoiles et deux premiers danseurs, avec la présence de Bleuenn Battistoni, Valentine Colasante, Marc Moreau, Paul Marque et Germain Louvet, accompagnés d’Andrea Sarri et Hoyun Kang ; accompagnés de Bianca Scudamore, Clara Mousseigne ainsi que d’Elizabeth Partington. Si le tandem Marque-Battistoni est particulièrement remarqué dans les portés vertigineux, le duo Colasante-Battistoni est également du meilleur effet, grâce notamment à l’attention particulière portée par la première à la seconde.
En clôture de la soirée, « Driftwood » de la fratrie néerlandaise des Van Opstal pose la question de la dualité entre notre état de nature et les strates de conditionnement façonnant chacun. Pour cela, la Vieille Garde contemporaine du ballet est convoquée, avec notamment Adèle Belem, Marion Gautier de Charnacé, Yvon Demol ou encore Caroline Osmont et Ida Viikinkoski, et le duo choisit d’utiliser un diorama. Dispositif muséal de présentation par mise en situation dans un environnement supposément inhérent à l’objet présenté, il sert ici à lever le voile de la troupe et à faire ressurgir, au travers de la chorégraphie, la part instinctive enfouie dans chaque individu. On alterne ainsi entre moments de connexion et de contradiction entre les danseurs, avec un contraste entre culture et nature, inné et acquis, comme en témoignera l’évolution progressive des costumes signés ALAINPAUL allant vers une simplification et un retour au corps.
Paris, Opera Garnier, le 1er décembre 2025
Crédits photographiques : Benoite Fanton / ONP