Adriana Lecouvreur en lévitation à l’Opéra de Paris

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Salle comble pour la reprise d’Adriana Lecouvreur dans la mise en scène de David Mc Vicar (2012) coproduite avec le Covent Garden, le Liceu, le Staatsoper et le San Francisco Opéra.

La nouvelle distribution parisienne de 2020 comprenant Anna Netrebko avait été reportée en raison de la pandémie. Autant dire qu’elle était très attendue. À juste titre.

Qu’ajouter sur l’envoûtant legato, sur cette houle crépusculaire d’où émerge la ligne de chant, épurée, frôlant l’impalpable, pour se régénérer d’elle même dans l’orbe de sa course ? Car il n’est pas seulement question ici d’« aigus filés », base du bel canto, mais de cette sensation d’apesanteur qui permet de concevoir la fascination exercée par un Farinelli sur les rois et les foules. Son air d’entrée Io son l’umile ancella du I met la salle en lévitation jusqu’au Poveri fiori final d’une émotion indicible.

Seize ans se sont écoulés depuis l’apparition sur cette même scène de la soprano caucasienne dans le rôle de Giuletta aux côtés du Roméo de Joyce di Donato (Capuleti et Montecchi). Le chemin parcouru révèle un accomplissement belcantiste -et pas seulement technique- mais aussi dramatique et féminin, exceptionnel.

Le deuxième atout de cette magnifique soirée nous vient du « Revival director » (un titre nouveau), Justin Way. Le metteur en scène australien parvient à concilier la distance du temps avec des éléments hétérogènes pour en obtenir un tout cohérent et original.

En effet, méridionale par l’inspiration, française par l’intrigue, britannique par l’esthétique comme par le soin apportés aux décors et costumes, majoritairement slave par l’actuelle distribution, cette Adrianna Lecouvreur s’émancipe de ses racines latines. Même coulée dans une certaine monumentalité visuelle et sonore, l’hybridation se révèle néanmoins aussi différente qu’intéressante au regard des précédentes versions.

Les costumes Louis XV de Brigitte Reiffenstuel prouvent qu’aucune époque n’a jamais rien inventé de plus seyant. Ils enchantent le regard, inspirent des attitudes délicates (Adriana à l’acte I et IV) des postures de vaillance (Prince de Bouillon, Maurice de Saxe) ou encore des jeux d’espièglerie (troupe d’acteurs des actes I, IV et figurants).

Les décors de Charles Edwards auraient mérité un léger rafraîchissement. Quant au propos initial, il reste limpide.

Le premier tableau s’ouvre ainsi sur l’arrière-scène de la Comédie Française, lieu d’évasion vers l’imaginaire poétique. La tragédienne Adrienne Lecouvreur, de dos, se prépare à déclamer les vers de Racine (Roxane dans Bajazet). Les deux actes centraux referment ensuite sur elle le piège du réel ; puis le théâtre de la Princesse de Bouillon n’ouvre, cette fois, sur rien et, comme un miroir, renvoie aux nobles dépravés l’image de leurs turpitudes. La perte de l’héroïne y est inscrite et, lorsqu’ elle meurt d’un bouquet de violettes empoisonnées, elle s’évade à nouveau, se tournant vers l’arrière-scène du début.

Son arrogante et fourbe rivale, la Princesse de Bouillon, permet à la mezzo Ekaterina Semenchuk de faire valoir un chant large et cuivré. Plus slave qu’italienne, plus orgueilleuse qu’amoureuse, elle est de taille à confondre son volage amant, Maurice de Saxe.

Le héros des champs de bataille et des intrigues de cœur est chanté par le fringant ténor, Yusif Eyvazov. Le versant pervers du personnage disparaît au profit d’un engagement physique et vocal dont la sincérité emporte l’adhésion. Si le timbre se prête peu à l’élégie, la puissance de l’émission couronnée de spectaculaires tenues d’aigus fait merveille dans le récit des faits d’armes (III) et lors des duos.

Le Prince de Bouillon est servi par la haute stature de Sava Vemic. Un peu emprunté, la basse serbe. forme un contraste plaisant avec l’abbé de Chazeuil, Leonardo Cortellazzi, ténor vif- argent, lumineux et bien chantant.

Ambrogio Maestri, s’appuie sur son expérience vocale et scénique pour faire ressortir toutes les facettes du personnage de Michonnet. Régisseur amoureux-confident il apparaît très crédible dans sa relation avec Adriana sous réserve de quelques sanglots appuyés.

Ilanah Lobel-Torres, Marine Chagnon, Alejandro Baliñas Vieites, Nicholas Jones (Académie de l’Opéra) et Se-Jin Hwang (Choeur) jouent et chantent avec autant de verve que de précision.

La direction charpentée de Jader Bignamini met en valeur les sonorités parfois appuyées des différents pupitres de l’orchestre de l’Opéra de Paris. S’il n’hésite pas à modérer certains mouvements, la dimension dramatique reste fermement soulignée. L’intervention des Chœurs ne fait pas regretter sa brièveté. Enfin, le ballet fort bien dansé montre à quel point l’union des arts fait partie intégrante de l’idéal de l’ « opéra », pour le plus grand plaisir du public qui en témoigne longuement aux saluts.

Bénédicte Palaux Simonnet

Paris, Opéra Bastille, le 16 janvier 2024

Crédits photographiques : Sebastien Mathe / ONP

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