Aux sources de la sonate italienne pour violon : superbe anthologie, aux couleurs inouïes

par

SEICENTO ! THE VIRTUOSO EARLY ITALIAN VIOLIN. Girolamo KAPSBERGER (c1580-1651), Biagio MARINI, (c1594-1663), Aurelio VIRGILIANO (cc1540-1600), Bartolomeo DE SELMA e SALAVERDE (fl1613-1638), Giovanni Battista FONTANA (c1589-1630), Marco UCCELLINI (1603-1680), Francesco ROGNONI TAEGIO ( ?-c1626), Giovanni Antonio PANDOLFI MEALLI (1624-c1687), Bartolomeo MONTALBANO (cc1598-1651), Alessandro STRADELLA (1643-1682).  Enrico Onofri, violon ; Simone Vallerotonda, archiluth, théorbe ; Alessandro Palmeri, violoncelle ; Federica Bianchi, clavecin, orgue. Juin 2019. Livret en anglais, français, allemand, italien. TT 74’43. Passacaille PAS 1070

Dérivé du rebec, de la vièle, de la lira da braccio, le violon se développe en Lombardie dans les premières décennies du XVIe Siècle, et s’empare de l’Europe. Qu’il soit utilisé par les musiciens de rue ou dans les bals de Cour, il se plaît à la danse. Et acquiert progressivement ses lettres de noblesse : en 1555, Balthazar de Beaujoyeulx ramène du Piémont sa troupe d’archets et contribue à installer un répertoire dans la France d’Henri II, ce que parachèvera Lully avec La Grande Bande (préalablement fondée en 1626) puis La Petite Bande. C’est toutefois en Italie que l’instrument connaît un engouement (avant Arcangelo Corelli, Franceso Geminiani ou Giovanni Battista Vitali). Or cette période n’est pas la mieux documentée au disque. Du moins, le label Passacaille avait publié un CD « Il Sud » où Emmanuel Resche-Caserta montrait que cet âge d’or n’est pas l’apanage du nord de la péninsule.

Treize ans avant le présent enregistrement, Enrico Onofri et Imaginarium s’étaient déjà illustrés dans un La Voce nel violino (Zig Zag, juillet 2006) qui révélait ce que le violon doit à la voix (Monteverdi, Gesualdo, Frescobaldi), confronté à l’émancipation d’une inspiration dégagée de ce référent. Cet album reprend et poursuit ce projet par une anthologie campée en Italie dans les deux premiers tiers du XVIIe Siècle, précédant l’avènement de l’opus 5 de Corelli (1700) que la même équipe a déjà gravé pour le label belge.

L’essor du violon rencontre la naissance de la rhétorique baroque, dont la « modernité » recouvre plusieurs aspects mentionnés dans les recueils voire les titres eux-mêmes : imiter la parole sous forme de monodie accompagnée, mais aussi creuser des contrastes émotionnels rendus par des changements de tempo et dynamique, comme dans le madrigal (ainsi d’après Palestrina les varii pasaggi du maître de chapelle Rognoni Taegio que nous découvrons ici). Un caractère improvisé voire dramaturgique qui rejoint l’esthétique Stylus Phantasticus.

Le programme envisage ces pistes complémentaires, depuis la Ricercata de Virgiliano (vers 1600, manuscrit conservé à Bologne) et une Sinfonia de Kapsberger (Rome, 1615). Le parcours inclut deux Sonates de Marini (Venise, 1629, un des pères de l’école cisalpine) dont l’une fait usage (alors novateur) de la double-corde. On sait peu de choses de Selma e Salaverde, et de Fontana, qui fut pourtant un des premiers à écrire des sonates pour soliste. À l’instar d’Uccellini dans son opus V (1649), dont nous entendons toutefois deux autres pièces avec continuo, publiées à Venise en 1645 et 1660.

Au travers de ses douze Sonates à titre qui s’influencent de la manière autrichienne (Biber, Schmelzer), Pandolfi Mealli reste mieux connu, comme en témoignent les disques d’Andrew Manze (chez Channel ou Harmonia Mundi) et Gunar Letzbor (chez Arcana). Enrico Onofri a ici retenu La Bernabea. Le voyage s’achève par une œuvre de Stradella (1670), épousant la structure quadripartite de la sonata da chiesa.

Le lecteur aurait aimé que le livret explicite cette appellation « world premiere recording with un-split gut strings ». Le procédé fait référence à des cordes en boyau non fendu (limitant la portion de fibre endommagée par le lissage) s’approchant d’un façonnage manuel conforme aux sources historiques, et permettant une sonorité souple et chaleureuse. Ce qu’on vérifie à nu dans la Ricercata (plage 3) : on a rarement entendu une émission aussi élastique et riche qui, avec ses ambres et son musc, conjoint le minéral et l’animal. Ainsi tripé, le Marco Minnozzi (2015, d’après Guarneri) ne sculpte pas la lumière, il s’en imprègne, s’en gorge, dans une fête de la translucence, aux ombrages que ne laisserait  guère deviner l’accord à 440 Hz. Magnifique enchaînement avec le morceau suivant : la Canzon terza ouvre l’horizon, étoffe la perspective par son lit d’orgue et ses poinçons de théorbe. L’archet (fait par Patrizio Germone) autorise des attaques qui n’en sont pas, tant les assauts restent courtois, tant les transports semblent explorer les nacres d’une même conque. Quelle cohésion des registres ! Les pulpeux atours n’émoussent ni la précision des phrasés ni la vélocité d’une ornementation qui sait se faire aussi rapide que l’éclair, réussissant des tréfilages au-delà des adjectifs.

Le tempérament mésotonique accuse l’archaïsme de la patine, pimente trilles et vibrato par des arômes oubliés, duvète des caresses de vair dans les portamentos (écouter les quarante premières secondes de la Sonata Quarta d’Uccellini !) La maîtrise de la pression engendre une inépuisable palette d’inflexions, voire d’exceptionnels laminages comme pour les effets d’écho qui concluent dans un arrière-plan de sfumato la glose (en duo avec les tuyaux) de Rognoni Taegio : une vision mystique digne de L'Extase de Sainte Thérèse de Gian Lorenzo Bernini. Des moirures au chevet de silhouettes évanescentes : le début de la Sonata Prima de Pandolfi Mealli, qu’envigore promptement un continuo gerboyant (3’12) emperlé par le clavecin de Federica Bianchi. Autre scénographie, intense, pour la furtive Sinfonia Quarta de Montalbano, aux lourdes tentures lestées de glas de théorbe, ornant au repoussoir des voix filigranées. Le violoncelle d’Alessandro Palmeri sait murmurer comme une brise, coulant son galbe sûr dans des souffles zéphiriens et préférant le lavis à l’estocade. Quel superbe dialogue consortant au début de la Sonate de Stradella, où le violoniste troque son archet pour un Marco Reoletti, confirmant que ce CD s’achève sur un changement d’époque.

On pourrait s’épuiser à vanter la maîtrise technique de l’équipe, s’éterniser à détailler un catalogue de subtilités dont les ressources et l’imaginaire semblent intarissables. On peut plutôt conclure en disant qu’Enrico Onofri et ses comparses puisent dans les grimoires du Seicento des secrets d’alchimie qui rendent leur disque proprement subjuguant.

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.