Barbara Strozzi, entre poésie du XVIIe siècle et lyrisme de notre temps

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Parla, canta, respira. Madrigaux de Barbara Strozzi (1619-1677) et poèmes d’Erri De Luca (°1950). Lise Viricel, soprano et direction artistique ; Peter de Laurentiis, récitant ; Ensemble Le Stelle. 2020. Notice en italien et en français. Textes des poèmes en italien avec traduction française. 74.22.  Seulétoile SE 02.

Initiatrice de ce projet poético-musical, la soprano Lise Viricel a fait ses débuts à l’âge de sept ans avant d’intégrer la Maîtrise de l’opéra National de Lyon et de se perfectionner dans le domaine baroque au Conservatoire de la même ville, où elle a étudié aussi l’art dramatique. Elle s’est produite dans Bach, Gluck, Cavalli, Carissimi, Monteverdi ou Marin Marais. Pour ce CD, elle s’est vouée à un approfondissement de l’art de la compositrice Barbara Strozzi dont les enregistrements ne sont pas si nombreux, même si on la retrouve dans des récitals, par exemple d’Emma Kirkby (Alto) ou d’Emöke Baráth (Erato), ou dans des disques plus spécifiques avec Céline Scheen (Ambronay) ou Emmanuella Galli (Glossa. Lise Viricel précise :  On sait que Barbara Strozzi était chanteuse, que son écriture témoigne d’une audace contrapuntique et d’une solide connaissance de la voix chantée. Son œuvre montre aussi une sensibilité profonde et touchante pour la poésie, que l’on perçoit dans le soin qu’elle apporte à la prosodie. La soprano ajoute que la Strozzi attachait beaucoup d’importance au texte et que, pour jouer avec l’idée de contrepoint, le CD fait dialoguer sa musique avec de la poésie d’aujourd’hui, par l’intermédiaire de la voix d’un récitant.

Barbara Strozzi, née à Venise, étudie la composition auprès de Cavalli et est vite reconnue comme une cantatrice virtuose qui joue du clavecin et du luth. Intelligente et vive d’esprit, elle s’impose aussi comme compositrice, la première sur le plan professionnel semble-t-il, et se produit devant les milieux de la noblesse. Elle laisse entre 1644 et 1664 huit recueils d’œuvres vocales profanes (madrigaux, cantates, arias, ariettes) et sacrées, celles-ci en moins grand nombre. Elle s’inspire souvent d’écrits de son père adoptif, Giulio Strozzi, qui est l’auteur de livrets d’opéras. Elle s’éteint à Padoue, âgée de 58 ans. On lira des détails complémentaires dans la notice biographique signée par Elodie Oriol. Dans ce programme intitulé « Parla, canta, respira », on trouve une quinzaine de madrigaux, sept sur des textes de Giulio Strozzi (1583-1632), un sur un poème de Giuseppe Artale (1632-1679), poète-chevalier réputé pour sa science de l’escrime dont la date de naissance fait sujet à caution, et les autres d’après des auteurs anonymes. La plupart des poèmes ont l’amour pour thème, les tourments qu’il engendre comme les félicités qu’il procure, les amants bafoués ou la paix des cœurs, mais aussi la nécessité de profiter de la jeunesse. 

Le titre choisi pour ce récital semble émaner du poème de Giulio Strozzi, Silentio nocivo (Silence nuisible), où il est question de l’ardeur des sentiments et de baisers suaves et où l’on trouve ces vers : Bouche très affligée,/Tu es sotte, si tu te tais:/Elle parle, chante, respire, exhale la douleur,/Chante, chante, puisque seules/De très douces respirations/De nos cœurs aimants/Sont les mots affectueux et les chants. Tout au long de ces moments d’intimité légère, on baigne dans un univers raffiné qui n’est pas sans rappeler les délicatesses de l’amour courtois. Quoique parfois très charnels, les textes sont touchants, témoignent de sensibilité et de langueur, sans négliger la part de douleur ou de souffrance qui entoure les jeux de l’amour. L’écoute confirme les qualités créatrices de Barbara Strozzi, tant dans la mise en valeur de la voix que de l’accompagnement instrumental, souvent une basse continue, certaines pièces ayant été adaptées pour la soprano et son ensemble Le Stelle créé en 2020 par Lise Viricel elle-même, où l’on retrouve harpe, lirone et violes de gambe, orgue, violon, cornet à bouquin, sacqueboutes et basson. Tout cela est bien séduisant et rend un hommage vibrant à l’art de Barbara Strozzi. Enregistré grâce au soutien de la Cité de la Voix de Vézelay en février 2020, peu avant les restrictions de la pandémie, ce disque met en évidence les aigus toniques de Lise Viricel captés de très (parfois trop) près. On découvrira notamment, dans le poème languide de Giuseppe Artale, Ciele, stelle, deitadi (Cieux, étoiles, déités), le plus long de ce récital (près de dix minutes), sa capacité à nuancer les expressions, qu’il s’agisse d’allusions picturales (« avec des pinceaux de plumes »), de la chevelure, des yeux comparés à des saphirs ou de la touche apportée par un gracieux grain de beauté. Ce lyrisme est d’une élégance qui ne se dément jamais.

Pour entamer un dialogue entre musique du passé et poésie d’aujourd’hui, Lise Viricel a choisi sept textes poétiques de l’écrivain Erri De Luca, originaire de Naples (°1950). Ils sont disséminés entre les madrigaux et les parties instrumentales, installant à chaque fois un espace de parole interpellatrice. Ce poète, né dans une famille bourgeoise ruinée par la guerre, a connu l’expérience de la vie ouvrière et est engagé politiquement. Prix européen de littérature en 2013, il a publié en 2002 Opera sull’acqua (éditions Seghers) et en 2005 Solo andante chez Gallimard, où il est question des migrants qui traversent la mer au péril de leur vie. Les poèmes choisis sont très brefs, un seul d’entre eux dépassant à peine la minute de récitation. Celle-ci est effectuée par Peter de Laurentiis, au sujet duquel nous avons vainement cherché un portrait dans la notice. Il s’agit sans doute de ce ténor, né à Gênes de père napolitain et de mère écossaise, qui a aussi étudié le violon et la musicologie, a déjà travaillé avec le Chœur de Chambre de Namur et s’intéresse tout particulièrement à la diction et à la prononciation des chanteurs. Il en apporte la démonstration dans les textes qu’il récite avec une grande retenue. Pour le plaisir, et pour lui rendre l’hommage que la notice aurait pu lui conférer pour sa participation à ce projet original, nous reproduisons les vers qui forment le portail d’entrée du programme : Belle, elle était si belle/Que tu le voyais sur le visage/des gens dans la rue./Ils s’étaient rincé les yeux:/elle venait de passer/et l’étonnement durait une minute. La traduction ne rend pas tout à fait justice au lyrisme de l’original et à la finesse intrinsèque des mots. « Ils s’étaient rincé les yeux » peut sembler une image banale ; en italien : « s’era sciacquata gli occhi » relève du chant… Ce partage musique du passé/poésie d’aujourd’hui est un projet abouti. 

Son : 8    Notice : 8    Répertoire : 8    Interprétation : 8,5

Jean Lacroix

 

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