Beethoven : au coeur du Concerto pour piano et orchestre n°5
Au terme de cette « Année Beethoven », nous nous sommes penchés sur une de ses plus vastes et ambitieuses constructions (presque 600 mesures !) : le premier mouvement du Concerto no 5 opus 73, dont la création publique et la publication datent de 1811. L’architecture puissante et ingénieuse, la variété des traitements motiviques, la force de caractère, les modulations d’humeur participent à la suprématie de cette pièce. Son déploiement est inédit : l’envergure (vingt minutes ici, et encore les tempi ne traînent pas !) surclasse tous les précédents concertos pour piano du compositeur et de ses prédécesseurs, Mozart inclus.
Après ce « Grand concerto dédié à son Altesse Impériale l'Archiduc Rodolphe d'Autriche », il faudra attendre un demi-siècle (l’opus 15 de Johannes Brahms) pour que le genre retrouve une comparable envergure. Même si le qualificatif « L’Empereur » n’émane pas primitivement de Beethoven, ce sous-titre contribua à la célébrité de l’œuvre et en traduit parfaitement le faste, le grandiose. On observera que la tonalité principale (mi bémol) est une des préférées de Beethoven qui l’emploie dans douze de ses œuvres majeures, selon Dimitri Papadimitriou, (An exploration of the key characteristics in Beethoven's piano sonatas and selected instrumental repertoire, thèse pour l'Université de Dublin, juillet 2013-page 83). Afin de vous proposer quelques clés de compréhension, voici un parcours d’écoute dont les minutages se réfèrent au prestigieux enregistrement de Van Cliburn accompagné par Fritz Reiner (RCA).
- L’Introduction : gloire et majesté
Si vous aviez un sceptre, comment feriez-vous pour marquer votre puissance, impressionner les foules, et baliser le territoire ? Il faut frapper fort et jalonner son fief. D’emblée, un fortissimo assène un mi bémol, comme une acclamation, et va se répliquer par deux autres salves dérivées de cette tonalité principale : accord parfait de sous-dominante (0’19), puis septième de dominante (0’41). Entre ces trois colonnes, le clavier s’ébroue sur tout son spectre, par d’ostentatoires formules (grappes d’accords, balayages d’arpèges, trilles…) qui semblent improvisées. Au XIXe siècle, ce genre d’introduction était applaudi au concert pour saluer la bravoure du soliste ! Un passage solennel et éblouissant qui annonce la grandeur de ce qui va suivre. Comme les artistes de cirque qui font le tour de la piste avant de commencer leur prestation ! D’emblée le soliste-protagoniste défie l’officialité protocolaire de l’orchestre. La résolution (1’07) va inviter le thème principal :
- L’Exposition : vent de conquête, danses de victoires, et larmes de crocodile
Beethoven respecte une forme-sonate, et va ainsi d’abord présenter son réservoir thématique de base par ce qu’on appelle une « Exposition », occupant un large tiers de ce mouvement. Passons en revue ces différents thèmes regroupés en deux familles, que par commodité d’usage l’on désignera par les lettres majuscules P (comme premier) et S (comme second), des numéros (pour les sous-thèmes et sous-sections), et des lettres minuscules dans l’ordre alphabétique (pour les sections).
01’10 P1a : parmi les effets courants pour exciter la curiosité, on use du trémolo. On l’entend ici aux violons 2 (moitié des pupitres) & altos. Ce frémissement sous-tend la mélodie principale, une ritournelle qui s’élance aux violons 1. Tout premier thème, de par sa place privilégiée, est souvent riche et fécond, et mérite en l’occurrence qu’on le décortique. Tendez l’oreille parce que ça va très vite : le motif P1a1 démarre sur le mi bémol, descend vivement (double-croches) vers ré, remonte en croches (donc deux fois moins rapides) à la quarte supérieure (sol) puis redescend en noires (encore deux fois moins rapides que la croche) vers ut. Donc un geste sinueux qui s’adoucit.
Sauf que sa deuxième portion P1a2 (1’13) va relancer l’effort, raviver la tension : très consonante (une triomphante quarte sib-mib) et surtout une brève formule rythmique (croche pointée, double, blanche) qui sonne comme un aguicheur « paa-pa-daaam ». Un « évident symbole de tambour d’une troupe militaire » selon Yan Shen (Narrative analysis of Beethoven's Piano Concerto NO.5, thèse de doctorat pour la University of Houston, mai 2015). Branle-bas de combat ! Le mib sur la blanche d’arrivée forme aussi le début du suivant P1a1 qui se répète donc en flux continu. Ce qui contribue à l’intense narrativité de cette scène d’action en plan-séquence, sans décrochage. Les bois (hautbois, clarinette, basson) vont poursuivre cet assaut (1’21). On aura noté le caractère altier, querelleur et un brin exalté de cet épisode fondamental.
01’33 P1b : voici ce qu’on appelle un « motif transitionnel » ou un pont. Bien moins important que P1a, il sert surtout à préparer le prochain sous-thème. Aux cors et trompettes, quatre notes descendantes à la tierce (intervalle entre trois notes consécutives), suivies par leur réplique cambrée aux violons 1. Cela répété trois fois. Ce passage ménage une certaine distance par rapport au tableau, sans rompre la tension (notez que le trémolo des violons 2 & altos a repris).
01’45 P2 : une séquence plus rhétorique, typique d’un « contrepoint imitatif ». En canon : violons 2 & altos engagent un mécanisme en croches, suivi par les violons 1 en réduction (notes plus longues, et qui ne reproduisent qu’une fraction du tracé). Une espèce de danse saccadée, qui néanmoins s’assouplit par d’irrésistibles frétillements (1’52). Un soupçon de dramatisation (2’02) prélude au…
02’07 S1a : …second groupe thématique dont l’humeur diffère radicalement du premier et instaure la brèche dialectique action/repli contemplatif. Autant l’activisme se montrait viril, épique et va-t-en guerre, autant celui-là est poétique, féminin, doux, et se décante du champ de bataille. Apaisant. Voire attristé dans sa tonalité de mib devenue mineure. Et peut-être soumis, comme Hercule chez Omphale. Une plainte esquissée entre les cordes (accentuées) et les clarinettes & bassons (liées en legato) : on notera ce contraste de textures. Ainsi que le tuilage (subtil décalage en recouvrement) entre ces deux familles d’instruments, permis par les micro-silences entre les interventions. Une sorte de mouchoir en dentelle. La palette d’affects de l’Exposition s’enrichit par cette sentimentalisation qui soupire en réprimant ses sanglots. « Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez ! » s’étonnerait la Bérénice de Racine.
2’22 : on se console vite ! La mélodie S1a, repassée en mode majeur, est confiée aux cors, soulignés par les ondulations des violons. Les timbales en assurent le fluide balancement, et la convalescence émotionnelle.
02’39 P1’ : Ehh, on s’attendrait à S2, mais Beethoven convoque une transition sur la « tête » du motif principal P1, traité en canon entre violons et cordes graves. Comme pour rappeler l’humeur foncièrement martiale de cet Allegro.
03’19 S2a : voici enfin le second sous-thème du groupe S. Rappelez-vous les quatre notes descendantes de P1b, en voici une variante édulcorée, non plus en noires mais en croches, non plus à la tierce mais à la seconde (intervalle entre deux notes consécutives). Au hautbois, augmenté de la clarinette, puis des bassons et de la flûte, dans la nuance piano. Cela évoquerait le second thème de l’Allegro maestoso du Concerto n°21 de Mozart.
03’42 S2b : idem, mais insistant, en tremolo aux cordes, et plus fort (ff). Le discours prend de l’envergure, de la hauteur, en saturant le traitement du matériau, ce qu’on nomme un climax.
03’58 S2c : on s’approche de la fin de l’Exposition. Moment venu pour une mélodie résiliente, aux violons. Vous noterez que P1a1 serpente aux cordes graves. Le rythme pointé (« paa-pa-daaam ») de P1a2 (4’06) vient conclure en tutti (tous les pupitres) cette vaste présentation thématique qui aura duré trois minutes !
On va désormais réentendre tous ces thèmes, maintenant élaborés par le piano.
- L’Exposition, côté soliste
Plus ample et prosatrice que l’Exposition orchestrale (quatre minutes au lieu de trois). Chaque sous-thème va connaître une extension, sauf S2, congrument abordé.
4’14 : comme dans l’introduction, un éventail vers l’aigu, arpégé et chromatique (incluant les touches noires du clavier).
4’23 : P1a1 (la relance rythmique P1a2 n’est pas exploitée) mais sous une guise discursive, comme une glose, libre et ouverte à fantaisie. Le matériau se fait moins trivial, plus spirituel.
4’52 : P1b, d’abord à l’orchestre, ensuite décliné au piano (4’59).
5’11 : P2 au basson dans son registre aigu, un peu rigolo ! Un manège avec acrobaties du piano, qui ensuite s’élance dans une déclamation (5’25).
5’38 : S2, encore plus pathétique que tout à l’heure, éparpillé par le soliste, sur pizzicati. On notera que l’harmonie a migré vers la dominante (un pôle d’attraction naturel dans le système tonal) de sib mineur.
5’53 : nouveau sous-thème, S1b, en utb, qui confirme la richesse modulante de ce passage. Une longue mélodie s’égrène au piano, pendant que s’étire une note tenue aux clarinette, basson et violoncelle. Une suspension dans la narration, une sorte de lévitation.
6’11 : retour à sib pour une étonnante parade de S1a, qui défile orgueilleusement à l’orchestre et remobilise les énergies.
6’27 : le piano reprend le dessus, gagne en détermination, et s’engage dans une véhémente trituration de l’incipit de P1 (6’44), tandis que la main gauche bouillonne en triolets (série de trois notes qui normalement devraient se jouer sur la durée de deux).
7’23 : on reconnait les courbes descendantes de S2a, au piano puis aux bois.
7’46 : des gammes descendantes au piano, comme une page qui se tourne et annonce un changement de décor.
7’54 : le (« paa-pa-daaam ») de P1a2, émoussé, plane mystérieusement, en canon aux bois (hautbois & clarinette/bassons). Comme pour prophétiser une nouvelle section. Effectivement, on s’achemine vers le…
- Développement : un exercice tronqué qui valorise la puissance latente
Dans une forme-sonate, c’est la partie centrale où les thèmes sont ouvragés, métamorphosés dans leur contenance, leur morphologie et leur harmonie. Un laboratoire de transformation. Tous n’apparaissent pas obligatoirement, en l’occurrence Beethoven va se concentrer sur P1 et S2. On peut supposer que les contorsions de P2 sont intrinsèquement trop ornementées pour supporter une surcharge. Et la tendresse à nu de S1 se prêterait mal à une complexification sans la dénaturer. Comme l’Exposition, c’est d’abord l’orchestre seul qui prend la parole.
8’05 : P1a se rappelle aux cordes, dans la dominante de sib
8’32 : S2a
8’55 : S2c
9’14 : le soliste sort du silence par un éventail vers l’aigu, qui culmine sur trois trilles successivement exhaussés (9’18, 9’26, 9’34).
9’38 : voilà un procédé typique d’un Développement, le thème principal va changer de caractère. P1 se présente sous une mine dubitative, à la clarinette, à la flûte (9’46), au hautbois (9’53), au basson (10’01). Le motif P1a2 s’immisce sourdement aux cordes (10’11)…
10’30 : … et on l’entend pérorer comme à la fin de l’Exposition (4’06)…
10’43 : …puis se dupliquer aux violons qui dévalent des gammes arpégées tandis que le piano les martèle en ascensions de triple-octaves (les mêmes notes, à trois octaves d’intervalle, donc à deux mains) ! Bref un vertigineux quinconce ! Qui va s’amenuisant.
11’25 : S2c surnage sur une délicate trame d’accords brisés à la main gauche, très mozartienne.
12’00 : ce subtil accompagnement arpégé devient prédominant…
12’06 : …et instille une résurgence de P1a (aux altos) qui à son tour s’impose en crescendo…
12’19 : …et s’empare de tout l’orchestre !
Ce n’est pas pour rien que le compositeur, à ce stade, choisit ce thème principal, car voici venir la…
- Réexposition homogène, conventionnelle mais aménagée
Comme son nom l’indique, cette partie fait réentendre les thèmes de l’Exposition. Pas forcément tous, pas forcément dans les mêmes proportions ni les mêmes hiérarchies (les Romantiques ultérieurs sauront s’affranchir des canevas trop attendus). L’enjeu est même de percevoir dans quelle mesure le Développement a pu influencer cette récapitulation thématique. Toutefois ici Beethoven reste fidèle au schéma initial, moyennant quelques aménagements.
12’23 : avant la Réexposition proprement dite, revoici un rappel de l’Introduction. Les massifs accords en tutti séparent des formules virtuoses au clavier.
13’09 : relance du conquérant P1a, à l’orchestre, dans la tonique de mib.
13’20 : on s’attendrait à P1b, mais clarinettes et bassons cassent l’élan par leur calme intercession. Le piano brode sur P1a.
13’50 : à 5’11, le basson se trémoussait sur P2, maintenant c’est le cor, tandis que s’ébouriffe le piano. Dans la sous-dominante de lab majeur.
14’04 : là encore, comme après les précédents exposés de cette section, voici une tirade octaviée à deux mains, qui précède…
14’16 : S1a, penaud et frissonnant, en ut dièse mineur.
14’31 : S1b, comme à 5’53. En fait, Beethoven reprend ici le schéma non de la première Exposition, mais de la seconde…
14’50 : …car pour preuve voici le pompeux défilé de S1a…
15’06 : …puis une transition soliste…
15’23 : …amenant une nouvelle trituration de l’incipit de P1. Comme à 6’27, des temps binaires et ternaires (triolets à la main gauche) se superposent vigoureusement.
16’11 : S2a, aux bois, puis cisaillements au piano
16’26 : arpèges descendants au clavier
16’33 : même effet attentiste qu’à 7’54, quand on allait changer de section…
- Puisque voici venue la conclusion, qu’on appelle Coda.
Pour un concerto d’une telle élaboration, on devine son ampleur (il reste plus de trois minutes avant la fin) et sa substance. Elle va redessiner tous les principaux thèmes, sauf P2.
16’44 : logiquement, la Coda démarre sur P1, en insistant sur le motif rythmique pointé, dont le caractère impérieux atteste que nous nous situons dans une section terminale, mais importante.
17’19 : tout concerto recèle un numéro d’apparat qu’on nomme « cadenza », destiné à valoriser le soliste. Elle est parfois laissée à son inspiration, ou peut avoir été écrite par un interprète qui la lègue à la postérité (par exemple celle écrite par Fritz Kreisler pour le Concerto pour violon). Ou le compositeur peut aussi la rédiger lui-même, comme c’est le cas ici. Elle débute par des formules en triolets typiques de P1. Un trille amène S1a (17’42) au clavier, dans un émouvant mib mineur, puis en mib majeur (17’58), au cor humecté de pizzicati.
18’15 : une allusion à P1a invite celui-ci plus ouvertement (18’25), osant même des soufflets cordes-bois d’une facture pré-brahmsienne.
18’49 : jusqu’alors, on n’avait entendu qu’une seule fois S2b (à 3’42). Faisant fonction de climax, c’est logique qu’il s’insère ici dans cette Coda.
19’07 : tout aussi prévisible, revoici S2c qui fermait le collège de l’Exposition thématique.
19’12 : le « paa-pa-daaam » retentit au piano. Sa scansion va circuler à différents pupitres, avant de s’affirmer progressivement (19’39) comme la figure majeure de la conclusion, enfin ponctuée de trois unissons victorieux (19’58).
On empruntera notre conclusion à Leon Plantinga (Beethoven’s Concertos, New York, W. W. Norton & Company, Inc., 1999) : « La vérité, bien sûr, est que ce concerto n'a aucun lien identifiable avec un quelconque empereur. Le symbolisme ici, comme dans toute musique substantielle, est beaucoup plus subtil, à la fois plus riche et diffus que la simple propriété de relever d’un empereur, une armée, une bataille, ou même des batailles ou des actions militaires en général. Toute invocation de ce genre de choses dans cette musique doit être considérée comme métaphorique : les enjeux militaires, cette présence constante dans le monde de Beethoven, ont pu lui inspirer (et maintenant à nous) une lutte humaine plus générale, et ses postures héroïques relèvent d’une noblesse de caractère nécessaire pour s’imposer. »
Crédits photographiques : Beethoven / Rodolphe d'Autriche / DR
Christophe Steyne
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