Dossier Haydn (II) : le temps des triomphes

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Crescendo Magazine poursuit la mise en ligne des dossiers publiés dans ses anciennes éditions. Vous pouvez découvrir cette semaine la seconde étape de notre dossier Haydn avec un article qui avait été rédigé par Bernadette Beyne, co-fondatrice de notre média.  

  • La Vienne de Haydn et de Beethoven

On ne sait si c'est lors de son voyage aller ou de son voyage retour que Ludwig van Beethoven présenta à Haydn une Cantate, probablement sa Cantate sur la mort de Joseph II (mars 1790), qui encouragea le jeune compositeur à poursuivre ses études. Beethoven arrive à Vienne aux environs du 10 novembre pour travailler avec Haydn, quelques mois en principe, aux frais du Prince Electeur de Bonn. On a beaucoup glosé sur les relations houleuses entre "Le Maure" et "Papa Haydn". Dans son ouvrage, Marc Vignal s'attache à remettre les pendules à l'heure, tant du point de vue des relations que du "Papa". L'auteur nous explique, lettres et témoignages à l'appui, que les prétendues dissensions sont dues à la personnalité de Beehoven plus qu'à un reniement de son maître de composition. Lorsqu'il se rendait chez le Maître, il ne manquait pas de s'attarder dans son atelier et de l'observer à l'œuvre ; il ne manquait pas non plus d'en recopier des pages. Avec Haydn, il étudiait le Gradus ad Parnassum de Fux -sous la direction de qui il avait chanté dans les choeurs à la Cathédrale Saint-Etienne-, et les traités de Mattheson et Kirnberger, remaniés, modernisés, usés de sa main, ou s'adonnait à la composition libre. Pour le contrepoint et la fugue, Haydn le confia à Albrechtsberger, comme il l'avait fait avec d'autres élèves. Mais Beethoven est farouchement indépendant ; il lui est difficile de reconnaître un maître ou d'éprouver quelque sentiment de subordination. Leur relation est en tous cas ambigüe de la part de Beethoven mais faite de confiance de la part de Haydn. Elles se tendirent après le succès de La Création et des Saisons. Après le second séjour de Haydn à Londres (1795), les relations "commencèrent à devenir la confrontation de deux compositeurs de 38 ans de différence d'âge évoluant avec le même statut dans le même milieu". 

Quant au "Papa", il tient plus à la générosité et au plaisir de donner de l'homme âgé qu'à une sourde sénilité. 

Le 26 janvier 1793, Marianne von Genzinger meurt subitement à l'âge de 42 ans. Nouvelle crise de solitude du compositeur. Il était attendu par Salomon pour la saison 1793, mais invoqua l'opération d'un polype au nez dont on ne sait s'il elle fut une réalité. D'autres raisons pourraient expliquer le report de cette invitation : la guerre rendait la circulation plus difficile, le compositeur éprouvait un impérieux besoin de repos et il n'avait pas de nouvelles oeuvres à proposer dans la capitale insulaire. C'est donc le 19 janvier 1794, malgré le désir d'Anton Esterhazy de le voir rester auprès de lui, que Haydn repart pour Londres pour sa troisième saison de concerts Salomon. A Vienne, le Prince Anton meurt subitement trois jours plus tard, après quarante mois de règne, sans avoir reçu une seule note de musique de son Maître de Chapelle. Son fils lui succède, Nicolas II, au service duquel il se retrouvera après son retour définitif de Londres en septembre 1795. 

  • Le second séjour londonien

Haydn arrive à Londres le 4 février 1794, un an après l'entrée en guerre de l'Angleterre contre la France révolutionnaire, avec, dans ses bagages, la 99e Symphonie, les menuets des n° 100 "La Militaire" et 101, les Six Quatuors op. 71 et 74, le Trio avec piano n°31 (Hob. XV.32) et les Variations en fa mineur pour piano (Hob. XVII.6). Cette année connaîtra la composition des quatre premières symphonies de la série des six dernières londoniennes, toutes accueillies avec le plus grand succès, avec une préférence pour la Militaire qui sera également plébiscitée à Paris lorsqu'elle y sera créée le 20 mars 1805. Entretemps, Salomon a pris la direction du "Concert of Ancient Music" et y introduit Haydn là où on ne jouait que des compositeurs morts depuis longtemps. Mais la guerre n'est pas sans compter des ravages. Salomon se débat dans des difficultés qui l'amènent finalement à devoir annuler sa saison 1795. Persévérant, il joint ses forces à celles de l'Opéra Concert dirigé au King's Theater par Viotti. Pour l'occasion, Haydn compose ses deux dernières symphonies, les Londoniennes n° 103 et 104.  Le succès est toujours vivant, au point que le Roi lui demande à plusieurs reprises de rester en Angleterre où il ferait revenir son épouse. Non sans ironie, Haydn lui répond: "elle ne traverse pas le Danube, encore moins la mer". On l'imagine sourire en coin, ajoutant peut-être "avec ses chiens et ses chats" ! Mais le compositeur désirait surtout rester fidèle à son Prince d'autant plus que ce dernier lui avait signalé son désir de reconstituer son orchestre. Après la saison, Haydn prolongea un peu son séjour, composant de nouveaux trios à clavier, quelques Lieder et autres pièces, prenant aussi congé de ses amis, avec tristesse semble-t-il. Il quittera définitivement le pays le 15 août 1795, nous dit son biographe Dies avec, dans ses bagages, un magnifique perroquet et une écorce de noix de coco garnie d'argent que lui a offerte Muzio Clementi. 

  • Les dernières années créatrices

Esterhaza n'est pas tout à fait abandonné. Haydn aura l'occasion d'y retourner à la fin du mois d'octobre pour des fêtes de chasse agrémentées de concerts qu'il dirige ou lors desquels il joue du pianoforte. Le Prince Nicolas II a augmenté sa Chapelle de huit nouveaux membres ; Haydn dispose maintenant d'un orchestre doté d'une harmonie complète, avec lequel il se partagera entre Eisenstadt et Vienne. La Création est donnée à Vienne à de multiples reprises et toujours avec un très vif succès, sa partition est envoyée aux quatre coins de l'Europe tandis que Beethoven crée au Burgtheater sa 1ère Symphonie accueillie avec enthousiasme ou indignation, de la part des critiques surtout. Dans la capitale autrichienne, on se prépare à une occupation française tandis qu'à Paris, Napoléon, toute sa famille et les principaux membres du gouvernement échappent de justesse à un attentat alors qu'ils se rendaient à la Première parisienne de La Création -en français- au Grand Opéra. Là aussi, ovation d'une salle archicomble. L'oratorio fait une telle sensation que le directeur d'un théâtre de vaudeville local en réalise hâtivement une parodie, comme de coutume dans la capitale française. 

Le 1er janvier 1801, La Création est donnée à Weimar en présence de Goethe et de Schiller Le premier apprécie, le second parle d'un "salmigondis sans caractère". A Vienne, Haydn se produit avec Beethoven à un concert au profit des blessés de la Grande Guerre ; Haydn en donnera d'autres, avec, au programme, essentiellement La Création tandis qu'il travaille à son autre oratorio, Les Saisons, également sur un texte du Baron von Swieten qui ne ménage pas son énergie à "manager" "ses" oeuvres. Si La Création fut un succès, il dut déchanter lors de la Première des Saisons, décriée quasi unanimement et par Haydn lui-même, pour la faible qualité et la rusticité du livret. Elles furent créées le 21 avril 1801 au Palais du Prince Schwarzenberg -comme le fut La Création trois ans plus tôt-, et la première publique eut lieu dans la grande salle de La Redoute le 29 mai. 

Mais le Maître est de plus en plus sujet à des excès de fatigue. Il songe à un troisième grand oratorio, Le Jugement dernier, qu'il ne commencera pas. Aux Saisons succèderont encore deux Messes (la Schöpfungsmesse - "Messe de la Création" et l'Harmoniemesse), une Marche et deux mouvements de quatuors (op. 103). Le 5 mai 1801, il commence à écrire son testament en 63 articles brefs et bien définis ; il ne veut pas laisser de dettes et n'oublie personne de sa famille même la plus éloignée; dans le même temps, il s'occupe du bon déroulement de l'édition de ses oeuvres avec minutie. Le 28 août, il revoit son frère Michael, venu de Salzbourg à Vienne pour quelques jours ; le Prince Nicolas lui propose de l'engager comme Vice-Maître de Chapelle afin d'alléger la tâche de son frère, mais il ne peut se résoudre à quitter la ville de Mozart. Le Prince nommera alors le "claviermeister Fuchs". A l'occasion de la Noël, Haydn dirige La Création  et Les Saisons pour la Tonkunstler Societät au profit des enfants pauvres du quartier Saint Marx. Le journal de Vienne titre: "aussi grand philanthrope que compositeur".  Les six premiers mois de l'année 1802, Haydn règle des problèmes de routine en tant que Maître de Chapelle et travaille à son Harmoniemesse qui sera créée à Eisenstadt le 8 septembre. Ce sera l'ultime création d'une grande oeuvre du Maître. Il dirige à nouveau un concert de charité à l'occasion de la Noël et le 15 mars de l'année suivante, son ami Silverstolpe note : "ses nerfs sont si malades qu'il travaille maintenant au clavier, le pianoforte étant devenu trop bruyant pour lui". Il dirigera encore la Création au Burgtheater le 5 avril tandis qu'au Theater-an-der-Wien, Beethoven dirige, sans trop de succès, son 3e Concerto pour piano, sa 2e Symphonie et son oratorio Le Christ au Mont des Oliviers où un critique relèvera quelques idées de La Création. Le 20 août, Haydn se rend à Eisenstadt pour la dernière fois afin d'y faire entendre une version réorchestrée de son Stabat Mater de 1767. Pour le reste, il travaille très peu si ce n'est à quelques chansons écossaises et se prépare à ce qui sera sa dernière apparition en tant que chef d'orchestre le 26 décembre où il donne à la Cathédrale Saint-Etienne Les Sept Paroles au bénéfice des pauvres du quartier Saint-Marx en présence de l'Empereur, de l'Impératrice, de toute la Cour et de la société viennoise. Par ailleurs il s'adonne à la composition de son Quatuor op. 103 qui restera inachevé, en deux mouvements. Il sera publié en octobre 1806 et accompagné, selon ses vœux, de sa "carte de visite"... "Toutes mes forces s'en sont allées, je suis vieux et faible". En 1803, à presque 72 ans, s'achève la vie créatrice de Haydn. Il l'avait poursuivie sans relâche pendant plus d'un demi-siècle. Dans le même temps, Beethoven met en chantier ses premières grandes œuvres : la sonate Waldstein et la 3e Symphonie ("Héroïque") et le jeune Carl Maria von Weber arrive à Vienne, venant de Salzbourg où il a travaillé avec Michael Haydn. 

  • Un Maître qui ne cessera d'aimer

Espérant étudier avec Haydn, Weber lui rend visite à Gumperdorf : "Il est touchant de voir des hommes adultes venir vers lui, l'appeler papa et lui baiser la main". Il n'étudiera pas avec lui comme l'avaient fait ses deux demi-frères, mais avec l'Abbé Vogler. Haydn continuera à prodiguer ses conseils mais les efforts l'épuisent. L'homme reste digne. Ses visiteurs évoquent sa perruque à boucles bien poudrée et bien préparée, son habillement soigné et ses belles tenues. Il accueille avec chaleur et enthousiasme les compositeurs qu'il apprécie. Les visites de Beethoven se font de plus en plus rares. En 1832, le musicographe Ignaz von Seyfried écrira : "Quand la maladie de Joseph Haydn empira, Beethoven lui rendit visite de plus en plus rarement, surtout par une sorte de crainte, car il s'était déjà engagé dans une voie que celui-là, étant donné ses propres convictions, n'approuvait pas entièrement. Pourtant, l'aimable vieillard ne manquait pas de s'informer de son Télémaque, et demandait souvent : "Que fait donc notre Grand Mongol ?". Cherubin, à Vienne pour y diriger des concerts, lui rend visite et le remercie de l'émotion qu'il avait ressentie lors des premières auditions des Symphonies parisiennes alors qu'il était violoniste de rang à Paris. Haydn lui offre le manuscrit de la Symphonie n°103. Une autre visite, plus inattendue, celle du fils aîné de Mozart, Carl Thomas qui, depuis 1797, se prépare à Livourne à une carrière commerciale et décide, à 22 ans, de se consacrer à la musique. Haydn lui écrit une lettre de recommandation pour le compositeur milanais Bonifazio Asioli avec qui il souhaite étudier. Constance Mozart aussi. "Pardonnez-moi, mais je ne puis m'empêcher de pleurer en entendant prononcer le nom de Mozart" lui confia-t-il. Plus inattendue encore, la visite respectueuse d'officiers français durant l'occupation de Vienne par les troupes de Napoléon entrées dans la ville le 13 novembre 1805. Au Théâtre-an-der-Wien, on crée le Fidelio de Beethoven.  

Le 10 août 1806, Michael Haydn meurt à Salzbourg. Son frère ne l'apprendra que deux mois plus tard lorsqu'il lui fit adresser de l'argent. Sa santé est toujours déclinante, ses jambes enflées lui rendent la marche difficile, entendre de la musique lui donne des vertiges. Il prie et lit les journaux. "Ce ne sont pas les idées qui me manquent mais la force de les mettre en ordre" et le généreux donateur voit ses économies décliner face à ses frais de santé. Le Prince Nicolas reste fidèle et le dégage de ces encombrants soucis. Il a aussi le soutien de la Princesse. Depuis 1804, Haydn passe ses étés à Eisenstadt dans sa maison du Gumpendorf, non loin du parc impérial de Schönbrunn. Plusieurs fois par jour, il chante dans sa tête son "Gott erhalte Franz den Kaiser" devenu l'hymne national ; ça lui fait du bien, dit-il, "c'est en quelque sorte ma prière". Par Griesinger, nous apprenons que "dès l'année 1807, Haydn a pris toutes les dispositions pour que, après sa mort, ses livres, sa musique, ses manuscrits et ses médailles allassent à la maison princière Esterhazy". 

C'est le 27 janvier 1808 qu'il apparut pour la dernière fois en public. Fort diminué -"Les Saisons m'ont cassé les reins"- on le transporte en fauteuil jusqu'au premier rang, entouré de la Princesse et des membres de la haute noblesse. Haydn semblant prendre froid, ces dames se précipitent pour l'enrober de leur châle. Pour la dernière fois, il venait écouter La Création chantée en italien et dirigée par Antonio Salieri. Applaudissements nourris, acclamations de 1500 personnes, Beethoven vient l'embrasser. A la demande de la Princesse Esterhazy, la dernière apparition publique de Haydn fut immortalisée par le miniaturiste Balthasar Wigand sur le couvercle d'une cassette qui fut offerte à Haydn. A sa mort, la Princesse racheta la cassette pour 400 florins et l'offrira plus tard à Franz Liszt.  En 1945, elle disparut du musée de la ville de Vienne. 

Dans son deuxième testament vient en premier point : "Je recommande mon âme à la miséricorde et à la bonté infinie de Dieu", suivi de 50 paragraphes aussi minutieusement détaillés que dans la version de 1801. L'avenir de ses serviteurs est assuré. 

Le 12 mai, Vienne capitule. Haydn est ébranlé par les coups de canon mais clame encore "Enfants, n'ayez pas peur! Là où est Haydn, rien ne peut arriver", tandis qu'au piano il joue le "Gott erhalte Franz den Kaiser". Mais cette guerre l'abat complètement et le 31 mai, il s'éteint dans son lit après quelques jours de très grande fatigue. Lors de la cérémonie du 15 juin à sa mémoire, toute la société viennoise est présente. Parmi les officiers français, Henri Beyle, le futur Stendhal. Dans l'Église des Ecossais, le Requiem de Mozart.

Crédits photographiques : DR


Bernadette Beyne

Dossier Haydn (I) : de la naissance à Londres

 

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