Benjamin Bernheim subjugue l’Opéra Garnier

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Dès l’annonce du récital, les réservations affichaient complet et archicomplet. La notoriété du ténor franco-suisse, encore tout auréolé de sa gloire olympique, n’est évidemment plus à démontrer. De son chevalier Des Grieux à Hoffmann ou prochainement Werther au Théâtre des Champs-Elysées, il s’est imposé sur les plus prestigieuses scènes lyriques depuis ses débuts à Lausanne en 2008.

Mais le public d’initiés qui se presse pour la reprise des concerts dominicaux à l’Opéra ne vient pas uniquement pour applaudir des contre-uts (splendides !). Dès les premières notes s’installe une qualité de silence qui se prolongera en acclamations debout après les deux bis, Le songe de Nadir et Pourquoi me réveiller? (Werther). Pourquoi en effet mettre fin au rêve ?

Pourtant, à première vue, la formule -un piano, un ténor et des mélodies françaises- sur la scène de l’Opéra pouvait susciter la perplexité. Certes, le répertoire compte peu d’enregistrements récents, en particulier par des ténors à l’exception de célèbres interprétations -celles du suisse, Hugues Cuénod (Nimbus et Mémoire vive de l’INA), des barytons légers, Camille Maurane ou Pierre Bernac et nombre de voix féminines sans oublier de mémorables versions avec orchestre qui datent désormais de plus d’une vingtaine d’années.

Quant à l’abolition de la frontière entre musique dite savante et chanson populaire, dans son album intitulé -déjà- « Douce France » (Naïve 2013) la mezzo suédoise Anne-Sofie von Otter inaugurait avec autant de panache que d’intelligence un programme « transversal » mêlant des pages de Reynaldo Hahn, Saint-Saëns, Debussy, Ravel avec les Feuilles mortes de Kosma, Douce France de Charles Trenet et autre Vie en rose.

Benjamin Bernheim propose à son tour un parcours assez similaire où les raretés côtoient des pièces célèbres, programme qui a fait l’objet d’un récent enregistrement chez DG.

Il ouvre la soirée avec deux pages ne figurant pas sur le disque qui illustrent le passage de la Romance à la Mélodie : L’Absent de Gounod puis L’Heure exquise de Reynaldo Hahn. Ciselée par un compositeur de dix-sept ans, cette dernière est traitée comme une miniature de haute joaillerie. Elle fait d’autant mieux ressortir les vastes proportions du Poème de l’amour et de la mer d’Ernest Chausson qui lui succède. Ce triptyque de feu se déploie dans son intégralité -La Fleur des eaux, LInterlude (orchestral, ici pianistique) et La Mort de l’amour-. Tel un Leitmotiv, Le Temps des Lillas y distille sa fatale résignation. L’auteur la publiera en partition détachée avec un immense succès.

Cette incursion dans l’âge d’or de la mélodie française se prolongera en seconde partie avec L’Invitation au voyage, Chanson triste et Phidylé d’Henri Duparc.

Le chanteur s’y révèle souverain. La séduction du timbre, les demi-teintes enchâssées dans l’orbe de la ligne mélodique font revivre les vertiges, les mystères et la sensualité éphémère du genre. Léthargie hantée par la mort où la mélancolie devient volupté.

D’une vigilance de chaque instant, Carrie-Ann Matheson au piano tisse autour de la voix un paysage foisonnant ou épuré, en osmose avec les moindres intentions poétiques et musicales de l’interprète.

Après l’entracte, Les Nuits d’été de Berlioz sont accueillies avec ferveur ; les cabrioles de la Villanelle laissant place à un hallucinant Spectre de la Rose puis au lamento Sur les Lagunes auquel L’Île inconnue n’apporte qu’une consolation aussi étincelante que factice.

Enfin, les trois partitions précitées, parmi les dix-sept seulement laissées par Henri Duparc, précèdent de leur splendeur trois airs de « variété » abordés avec le même soin. Les Feuilles mortes, Douce France et surtout Quand on n’a que l’amour (Jacques Brel) arrachent des larmes.

Benjamin Bernheim privilégie l’effacement, la sobriété parfois éclairée d’un sourire ou de l’envol de ses longues et belles mains. Cet art profondément médité, « habité », libère un pouvoir de suggestion aussi confondant qu’euphorisant.

Bénédicte Palaux Simonnet

Paris, Opéra Garnier, le 24 novembre 2024

Crédits photographiques : Julia Wesely

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