Buxtehude et ses contemporaines à Lübeck
Dietrich BUXTEHUDE (1637-1707) : Cantates pour voix seule : Dixit Dominus - BuxWV 17 ; Herr, wenn ich nur dich hab - BuxWV 38 ; Sicut Moses - BuxWV 97 ; Sonate VI op. 1 - BuxWV 257. Franz TUNDER (1614-1667) : Ach Herr, lass deine lieben Engelein. Johann Philipp Förtsch (1652-1732) : Aus der Tiefen ruf ich Herr zu dir. Gabriel SCHÜTZ (1633-1710/11) : Sonate pour deux violes de gambe. Christian GEIST (ca.1650-1711) : Resurrexi adhuc tecum sum. Anonyme : Sonate pour trois violes de gambe. Maïlys de Villoutreys, soprano ; La Rêveuse, direction Florence Bolton et Benjamin Perrot. 2019. Livret en français, en anglais et en allemand. Textes des cantates avec traductions. 65.00. Mirare MIR 442.
La notice d’un livret devrait idéalement dépasser le simple cadre de la présentation rapide des œuvres qui composent le programme d’un CD, surtout s’il s’agit de domaines qui requièrent des informations pour mieux les appréhender. La même notice devrait aussi avoir une réelle portée pédagogique. Florence Bolton, qui signe ici un texte éclairant de plus de cinq pages bien remplies, a bien compris ces enjeux. Elle brosse un remarquable portrait de Dietrich Buxtehude, de la ville de Lübeck, « ancienne capitale de la Hanse déchue », où le compositeur est nommé organiste en 1668, de l’église Sainte-Marie, « paroisse des marchands » où il exerce, et des musiciens de la cité, dont Nicolaus Bruhns, « le plus doué des élèves », mort à la fleur de l’âge. Elle détaille aussi les manuscrits d’Uppsala (sous-titre de ce disque), ville de Suède à 70 kilomètres de Stockholm où se trouve le fonds Gustav Düben (1628-1690), maître de chapelle à la Cour suédoise et correspondant fidèle de Buxtehude qui lui envoie des œuvres vocales et instrumentales pour divers effectifs. Parmi ces manuscrits, sont conservées des partitions de Tunder, Geist, Förtsch et d’autres créateurs. On lira donc avec la plus grande attention cette présentation afin de mieux comprendre le projet et de l’apprécier à sa juste et haute mesure.
D’ascendance danoise, né à Helsingborg, Dietrich Buxtehude est le fils d’un organiste d’origine allemande. Après quelques années passées dans sa région natale où il est lui aussi organiste, il est désigné, à l’âge d’un peu plus de 30 ans, pour prendre la succession de Franz Tunder à Lübeck, à l’église Sainte-Marie, poste dont il ne bougera plus. « C’est le monde qui vient à lui : il reçoit des musiciens, des admirateurs et surtout des élèves qui n’hésitent pas à traverser l’Europe, à pied ou en voiture à cheval, à une époque où les routes sont encore peu sûres et où tout voyage reste une aventure. », précise Florence Bolton. Il y recevra la visite de Haendel et de Mattheson en 1703, et Jean-Sébastien Bach fera lui-même le déplacement depuis Arnstadt en 1705. On connaît les conditions pittoresques liées à la succession du maître, à savoir épouser sa fille, exigence à laquelle s’était plié Buxtehude précédemment en convolant avec la fille de Tunder. Haendel et Mattheson refuseront la proposition, et c’est en fin de compte le bien oublié Johann Christian Schieferdecker qui acceptera la main d’une des sept filles de Buxtehude en 1707, ce qui lui permettra de succéder à son beau-père.
Ce décor étant fixé, il faut encore rappeler que le nom de Buxtehude n’a été remis en lumière qu’au XIXe siècle dans la foulée de la redécouverte de Bach. Mais alors qu’on ne voit encore en lui qu’un inspirateur de ce dernier, la collection Düben est répertoriée et dévoile un nombre impressionnant de manuscrits, dont une grande partie est de la main de Buxtehude ; elle met aussi à jour des pièces de compositeurs de l’Allemagne du Nord. Ce fonds est le fil rouge du présent CD MIrare qui plonge l’auditeur dans un univers liturgique à travers des évocations de l’Eternel. Le programme regroupe des partitions de moyenne durée, aucune ne dépassant les dix minutes. Elles sont proposées en alternance, Tunder en tête, puisqu’il est le plus ancien, devant Buxtehude, qui bénéficie de trois cantates et d’une sonate pour violon et viole de gambe. Suivent trois contemporains : Geist, plus attiré par le violon que par la viole, Förtsch, tour à tour ténor à l’opéra de Hambourg, médecin et conseiller politique et qui, quoique doué, compose pour son agrément, et le peu connu Gabriel Schütz. Ces petites cantates, qui s’appuient en général sur des textes de psaumes, revêtent une légère théâtralité, mais surtout une spiritualité franche et claire que Buxtehude sert le mieux, grâce à l’influence italienne et une inventivité qui se renouvelle, celle que l’on découvre dans Sicut Moses avec ses parties instrumentales, ou dans la splendide cantate Herr, wenn ich nur dich hab au coeur de laquelle les basses obstinées chéries par Buxtehude font merveille. Le compositeur exprime avec éloquence sa certitude que Dieu est la consolation suprême. Ce panorama, bâti à partir des manuscrits d’Uppsala, est un bel exemple des qualités de ce milieu qui glorifie le Seigneur avec une foi pleine de convictions.
La soprano Maïlys de Villoutreys, qui chantait à la Maîtrise de Bretagne dès ses neuf ans, a poursuivi ses études à Rennes, puis à Paris. Attirée par la musique baroque, on la retrouve dans des enregistrements de Marc-Antoine Charpentier avec Les Arts Florissants, de Caldara avec Le Banquet céleste, mais aussi dans des CD consacrés à Cherubini, Dauvergne, Rameau, Bach et même à Ravel, sans oublier la création contemporaine, puisqu’elle a participé à la création de deux opéras de Gérard Pesson. Sa voix lumineuse et rafraîchissante convient tout à fait au style des partitions ici rassemblées. Elle sait jouer de l’expressivité et du lyrisme nécessaires pour apporter l’indispensable touche d’intimisme. Quant à l’ensemble La Rêveuse, fondé par Benjamin Perrot et Florence Bolton, il se voue au patrimoine artistique des XVIIe et XVIIIe siècles. Sa discographie comporte des enregistrements, salués par la critique, de Marin Marais, Purcell, Lawes, Telemann, Jacquet de la Guerre ou Buxtehude déjà, pour des Sonates en trio. Enregistrés à Paris en octobre 2018 à l’église protestante allemande, les neuf musiciens et la soprano se révèlent exemplaires, éloquents, attentifs au style et à l’élégance, mais aussi au message spirituel qui est au cœur des partitions.
Son : 9. Livret : 10. Répertoire : 9. Interprétation : 9
Jean Lacroix