Julien Libeer, miroir de Bach et Bartók

par

Jean-Sébastien BACH (1685-1750) : Suite française n° 5 BWV 816 ; Partita n° 2 BWV 826. Béla BARTÓK (1881-1945) : En plein air ; Suite op. 14. Julien Libeer, piano. 2020. Livret en français, en anglais et en allemand. 62.37. Harmonia Mundi HMM 902651.

Notre compatriote Julien Libeer poursuit une belle carrière de soliste et de chambriste. Né en 1987, il a étudié au Conservatoire de Bruxelles avec Daniel Blumenthal avant Paris, auprès de Jean Fassina, puis à la Chapelle Musicale avec Maria Joao Pires pendant cinq ans. Il s’est produit dans plusieurs pays européens, en récital ou avec orchestre, et a donné des concerts au Japon et aux Etats-Unis. Il a été récompensé à plusieurs reprises, notamment par le Prix du Jeune musicien de l’année 2010 décerné par l’Union de la Presse Musicale Belge. Chambriste de qualité, il a signé avec Lorenzo Gatto pour le label Alpha une superbe intégrale des sonates pour violon et piano de Beethoven, acclamée par la presse unanime. Dans un premier disque de concertos, on a pu apprécier sa vision du n° 27 de Mozart et du Concertino de Lipatti. Maintenant, pour Harmonia Mundi, il sort un CD Bach/Bartók dont le compagnonnage peut a priori surprendre. Lucien Noullez, poète et critique littéraire belge, explique dans la notice que l’on découvrira avec intérêt comment Julien Libeer en est arrivé à « oser l’apparentement ». L’audition confirmera en effet « qu’en dépit des styles et des époques, une sorte d’arborescence animait ces deux génies ». 

La Suite française n° 5 de Bach, sans doute écrite en 1722, semble avoir une destination pédagogique servant à mieux faire connaître la notion de « goût » reconnue aux Français, dans un contexte de transparence, avec des couleurs variées et un apport mélodique « cantabile » qui se réfère à Haendel dans l’Allemande initiale. On navigue entre la Courante alerte, la Sarabande expressive, la gracieuse Gavotte, la Bourrée qui met en valeur la main gauche, la Loure modérée, et la Gigue conclusive qui est virtuose et majestueuse. Julien Libeer joue cette Suite n° 5 avec une grande clarté, détachée des contingences, à ce point sobre et naturelle que lorsqu’il entame juste après En plein air de Bartók, la continuité coule de source. Un peu plus de deux cents ans séparent les partitions (1926 pour le Hongrois), mais la façon de faire chanter ces évocations poétiques, notamment de la vie de la nuit, dans une atmosphère polyphonique aux ornementations contrastées, comporte une dimension « mystique » qui rejoint la foi de Bach, transposée chez Bartók dans la passion pour la nature. Les similitudes du message sont astucieusement mises en évidence par le jeu de Julien Libeer, détaché, précis et dynamique, jusque dans le presto de la Poursuite dont le rythme est souple.

Retour à Bach avec l’enchaînement de la Partita n° 2, œuvre brillamment expressive. Publiée en 1727, cette partition en six mouvements est polyphonique. L’intensité du propos ne cesse de croître dès la Sinfonia qui révèle une manière italienne plus ample, avant les accents calmes de l’Allemande. L’unité ne se départit pas dans les mouvements suivants, jusqu’au Capriccio final qui se conclut en jeux syncopés, contraste décapant avec le loquace Rondeau qui précède, véritable cœur de ces pages inspirées. La Suite op. 14 de Bartók de 1916 a des allures de sonatine, tour à tour spontanée, fougueuse et intensément expressive. Les éléments populaires sont souvent présents chez ce compositeur dont on connaît les intérêts dans ce domaine. Le contexte rustique qu’il introduit aussi bien dans la Suite que dans l’ultérieur En plein air est, à deux siècles de distance, comme le reflet d’une préoccupation aussi présente chez Bach,qui ne dédaignait pas, lui non plus, de puiser dans des sources populaires, chorals ou chansons. 

Julien Libeer a vu juste en reliant deux créateurs qui semblent éloignés l’un de l’autre par le temps et la différence spirituelle. Il unifie cependant le caractère de leur approche spécifique par sa liberté de ton et une réelle épure stylistique. On aurait aimé lire dans la notice sa propre conception de cette attachante mise en miroir. C’est sur un Steinway que le pianiste a enregistré son programme, à une date non précisée, en Limousin, à la Ferme de Villefavard, au milieu de la campagne. Un lieu idéal pour un très beau CD qui se distancie avec bonheur des habitudes d’écoute.

Son :   Livret : 8  Répertoire : 9  Interprétation : 9  

Jean Lacroix

 

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