Cinq concertos pour piano de Beethoven ? Non, six !

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Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827) : Concertos pour piano et orchestre 0 à 5 ; Rondo pour piano et orchestre WoO6 ; Variations et Fugue « Eroica » pour piano et orchestre op. 35 ; Triple Concerto pour piano, violon, violoncelle et orchestre op. 56. Mari Kodama, piano ; Kolja Blacher, violon ; Johannes Moser, violoncelle ; Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, direction Kent Nagano. 2019. Livret en allemand et en anglais. 270.00. Un coffret de 4 CD Berlin Classics 0301304 BC.

Il faut s’attendre, au cours de cette commémoration des 250 ans de la naissance de Beethoven, à un certain nombre d’intégrales des concertos pour piano. Celle que propose le label Berlin Classics, en coproduction avec le Deutschlandfunk Kultur, regroupe des enregistrements de 2006 pour les concertos 1 à 3 et de 2013 pour les numéros 4 et 5, ainsi qu’un Triple Concerto de 2010, mais aussi une nouveauté qui ouvre le coffret : un CD gravé en mai 2019 qui programme le Concerto pour piano n° 0 WoO4 et deux partitions pour piano et orchestre, à savoir le Rondo WoO6 et les Variations « Eroica » op. 35. Initiative bienvenue de coupler ce concerto de jeunesse aux cinq traditionnels, d’autant plus que cet ensemble de quatre CD servis par le couple Kodama-Nagano, qui sont mari et femme depuis le début des années 1990, montre que ces versions ont belle allure et qu’il serait dommage de les ignorer. 

Honneur à l’épouse pour commencer. Mari Kodama, née à Osaka en 1967 mais élevée à Paris, compte à son actif des enregistrements de Prokofiev, Martinu, Chopin, Manuel de Falla, Mozart ou Beethoven, dont elle a bouclé en 2013 une intégrale raffinée des sonates pour piano. On la retrouve sous les labels ASV, Pentatone ou Analekta, à plusieurs reprises avec son mari à la direction. Kent Nagano, né en 1951 en Californie, a été l’assistant de Seiji Ozawa à Boston avant d’être directeur musical à Lyon, Hallé, Los Angeles, Montréal et au Deutsches Symphonie-Orchester de Berlin. C’est lui qui a dirigé des premières européennes de Saint-François d’Assise, l’opéra de Messiaen. Il a créé un grand nombre d’œuvres de notre temps, de John Adams, Peter Eötvös, Régis Campo, Wolfgang Rihm, Kaija Saariaho, Toru Takemitsu et quelque autres. On constate que le couple Kodama-Nagano forme une équipe bien soudée sur le plan musical et que sa complicité est un réel bénéfice pour les partitions auxquelles il se consacre. Ce coffret en est un exemple concret.

Le jeu de Mari Kodama révèle une grande maîtrise de l’instrument, qu’elle fait chanter avec un sens équilibré des contrastes, de la justesse, de la pulsation, dans un contexte résolument dynamique qui convient aux deux premiers concertos, dont la simplicité avec laquelle elle les aborde révèle la quintessence de son approche, naturelle, transparente et engagée à la fois. C’est peut-être dans le Concerto n° 3 qu’elle démontre à quel point elle est en phase avec l’univers beethovenien : son expressivité s’accompagne d’une intériorité qui donne de la clarté et de la ferveur à cette partition, notamment dans le Largo, raffiné et translucide. Si le Concerto n° 4 paraît moins libre, oublieux d’un certain mystère, avec parfois des accents dramatiques trop accentués et des duretés dans le jeu, Mari Kodama livre de l’« Empereur » une vision noble, ample et d’un élan intense. Le dialogue avec l’orchestre et son mari est toujours signifiant, l’écoute est réciproque et vaut des moments inspirés. On retrouve ces qualités dans le Triple Concerto, dans une conception architecturée et contrôlée au cours de laquelle les trois solistes font acte d’élégance. Kolja Blacher, qui a été premier violon solo du Philharmonique de Berlin sous l’ère Abbado, et le violoncelliste germano-canadien Johannes Moser sont des partenaires respectueux dans l’éloquence et dans le rythme partagé. 

L’idée de joindre à cette intégrale des cinq concertos traditionnels la partition de jeunesse de Beethoven est judicieuse. Composée au cours de l’adolescence du jeune Ludwig, en 1784 ou 1785, cette œuvre dont il n’existe qu’une copie manuscrite avec des annotations, l’originale ayant été perdue, n’a été publiée qu’en 1888. Cette copie est conservée à la Bibliothèque d’Etat de Berlin. Une reconstruction en a été faite par Willy Hess au cours des années 1930, créée par Edwin Fischer en 1943. Elle a été enregistrée un petit nombre de fois, notamment par Felicja Blumenthal et par Martin Galling ; il en existe aussi une reconstitution par Ronald Brautigan. Cette partition en trois mouvements plonge l’auditeur en plein classicisme, dans la lignée de Carl Philipp Emanuel Bach. Le style global en est léger. Mari Kodama anime l’Allegro moderato dans une souple et délicate virtuosité, souligne le côté un peu maniéré du Larghetto, sans forcer le trait, et donne au joyeux Rondo final un zeste d’élégance qui lui convient à merveille. Mozart n’est pas très loin. Pour compléter le minutage de ce joli CD qui à lui seul mérite déjà le détour, Mari Kodama ajoute le charmeur et enjoué Rondo WoO6 pour piano et orchestre, qui date de 1794 ou 1795 mais a connu l’un ou l’autre remaniement de la main du compositeur, ainsi que les Variations et Fugue op. 35 « Eroica » composées en 1802. C’est l’époque de la Symphonie n° 2 et du Concerto pour piano n° 3. On y retrouve des thèmes des Créatures de Prométhée, d’une contredanse et de la future Symphonie n° 3. Cette partition de près de vingt-cinq minutes se compose de quinze variations suivies d’une fugue, au cours desquelles Beethoven tend à dominer l’écriture contrapuntique tout en la renouvelant. Il en arrive ainsi à créer un espace sonore qui joue beaucoup sur les oppositions de registres, avec des moments amples, volubiles ou mélodiquement enchanteurs. Mari Kodama traduit ce bel exercice avec un art consommé des nuances et dans une atmosphère fluide. 

Il faut préciser que les enregistrements, tous berlinois, ont été effectués, selon les circonstances, au Studio Teldex de Berlin, à la Siemens Villa ou en la Jesus-Christus-Kirche. Dans ce dernier cas, le piano sonne parfois de façon plus métallique. On placera ce coffret à un rang appréciable dans la discographie globale des concertos, en accordant au couple Kodama-Nagano un bonus pour l’addition du peu courant Concerto n° 0 et des deux compléments qui l’accompagnent. 

Son : 8 Livret : 8  Répertoire : 10 Interprétation : 8

Jean Lacroix

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