Badura-Skoda magnifie Beethoven au pianoforte

par

Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827) : Sonates pour piano, intégrale sur instruments d’époque. Paul Badura-Skoda, pianoforte. 2020. Livret en anglais. 10 h 06. Un coffret Arcana A203 (9 CD).

Ah, la magnifique initiative ! La nouvelle mise à disposition de la fameuse intégrale des sonates de Beethoven par Paul Badura-Skoda sur instruments d’époque apparaît comme un double hommage, d’abord au compositeur qu’il a si bien servi, mais aussi à cette grande figure du piano, décédée le 25 septembre 2019, à l’âge de 91 ans. Cette réédition est un vrai cadeau fait aux mélomanes qui ont connu les disques originaux chez Astrée, indisponibles depuis longtemps ; pour ceux qui les découvrent aujourd’hui, l’émerveillement est garanti. On se frotte les yeux en se rappelant que plus de trente ans ont passé depuis l’achèvement de cette intégrale qui est demeurée une référence suprême pour le pianoforte. 

Paul Badura-Skoda est né à Vienne le 6 octobre 1927, où il étudie le piano et la direction d’orchestre. A l’approche de ses vingt ans, il approfondit son art auprès d’Edwin Fischer. Il se classe troisième du Concours Long-Thibaud à Paris en 1949. Bientôt, il se produit avec Wilhelm Furtwängler (magnifiques témoignages mozartiens, du KV 365 pour deux pianos avec Dagmar Bella du 8 février 1949, et du Concerto n° 22 du 27 janvier 1952) et d’autres chefs importants. Très vite, Badura-Skoda se consacre aux Viennois Haydn, Mozart, Beethoven et Schubert, même si sa discographie révèle ses autres affinités avec Bach, Brahms, Chopin, Liszt, Berg ou Villa-Lobos. S’il ne dédaignera jamais les grands pianos de concert, en l’occurrence le Bösendorfer qu’il affectionne, ce passionné devient collectionneur de pianofortes, amour qu’il partage avec Jörg Demus, son complice de tant de prestations, disparu cinq mois avant lui. Badura-Skoda écrira plusieurs ouvrages sur « l’art de jouer » les grands compositeurs qu’il aime. Celui qui est consacré aux sonates de Beethoven est paru chez Lattès en 1981.

L’aventure de l’enregistrement des dites sonates commence chez Astrée à la fin de l’année 1978 et va se prolonger sans hâte, sur une période de dix ans, pour s’achever en juin 1989. Elle débute par les Sonates n° 28, 29 et 30. C’est la Hammerklavier, l’opus 106, qui ouvre la série, et l’accueil de la critique est positif. Lorsque le second volume paraît, qui regroupe les opus 101 et 109, la revue Diapason de novembre 1979 (n° 244 p. 273), écrit sous la plume d’Alexandre Borie : « Paul Badura-Skoda joue un magnifique instrument de Conrad Graf aux basses cuivrées, aux aigus limpides. Mais sa démarche ne s’arrête pas là, il utilise aussi une technique pianistique parfaitement adaptée à cet instrument et à des partitions qui sont, soit des éditions Urtext, soit des fac-similés de manuscrits originaux. » Plus loin, le critique ajoute : « Ce que le pianoforte perd en dynamique, il le gagne en couleurs et en timbres, les oppositions entre le jeu una corda et tutte le corde sont ici bien plus évidentes qu’avec un grand Steinway ou tout autre piano actuel. » Borie soulignera encore la transparence, l’incomparable chant, la simplicité, l’humanité et une prise de son « superbe de vérité ». Cet enthousiasme initial définit avec justesse les caractéristiques des autres disques qui vont suivre. On y ajoutera la beauté de la sonorité, une souplesse qui équivaut souvent à une caresse, un charme dû à une impression de lumière permanente. Au fil des publications, Badura-Skoda mettra à contribution d’autres pianofortes, soigneusement sélectionnés : après le Conrad Graf de Vienne de 1824, on pourra entendre un George Hasska tout aussi viennois, ou deux John Broadwood londoniens de 1796 et 1815, un Caspar Schmidt de Prague de 1830, un Anton Walter et un Johann Schatz de 1790, pour un retour à Vienne. Un ensemble de sept instruments qui témoignent de la pureté d’un style, d’une réflexion en profondeur sur les partitions et d’une hauteur de vues qui englobe en même temps l’émotion, la diversification de la respiration et l’infini respect pour la démarche de Beethoven. 

Dans cette intégrale que l’on ne se lassera pas d’écouter et de réécouter, tout est d’un niveau exceptionnel, il n’y a aucune chute de tension, aucune faute de parcours, aucune lacune. Mais l’on ira prioritairement vers la Hammerklavier qui ouvrait la série dès décembre 1978 et au sujet de laquelle on lira les « réflexions personnelles » (en anglais) de Badura-Skoda qui en souligne l’intensité dramatique et l’inimaginable richesse de couleurs, tout en reconnaissant avec modestie qu’aucun pianiste ne peut en assumer tous les aspects. Sans vouloir faire un choix absolu parmi cette abondante moisson de réussites, on savourera l’Appassionata opus 57, gravée parmi les dernières, en mars 1989, pour sa luminosité, Les Adieux opus 81a de 1985, pour leur densité, la Pathétique opus 13 de 1988 pour sa plénitude ou encore l’opus 27 n° 2 « Au clair de lune » pour son ineffable poésie. Mais faire un choix dans ce monceau de miracles pianistiques relèverait en fait de l’indécence : tout est à prendre, avec une infinie reconnaissance. Ceux qui pratiquent couramment l’anglais se plongeront avec délices dans le passionnant livret d’une cinquantaine de pages signées par le regretté Harry Halbreich qui nous a quittés en 2016. On admirera tout autant les belles photographies en couleurs des pianofortes. Cette réédition pourrait bien être l’un des grands événements de la commémoration des 250 ans de Beethoven.

 Son : 10  Livret : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

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