Daniil Trifonov : pour le musicien, la virtuosité n'est qu'un jeu

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Lauréat des concours Arthur Rubinstein et Tchaikovski en 2011, Daniil Trifonov vole depuis de triomphe en triomphe dans les salles de concert du monde entier et ses enregistrements ont été unanimement salués par la critique. Ce n’est donc pas trop dire que pour son premier récital bruxellois dans une salle Henry Le Boeuf comble, on sentait le frisson des grands soirs avant même l’arrivée sur scène du jeune pianiste russe qui avait choisi de se produire dans un programme axé sur la grande virtuosité romantique.

Dès la transcription pour la main gauche de l’illustre Chaconne de la Partita pour violon en ré mineur de Bach qui ouvrit le récital, il était clair qu’on avait affaire à un virtuose d’une trempe peu ordinaire, avec un premier accord qui claquait comme aimait -et surtout, savait- le faire Horowitz. Pour ce qui est de l’interprétation proprement dite de ce difficile morceau -où, hommage d’un grand compositeur à un autre, Brahms choisit de rendre la difficulté du jeu polyphonique au violon par celle d’utiliser la seule main gauche du pianiste- elle fut remarquable, non tant par l’exceptionnelle virtuosité et la beauté et la plénitude des sonorités du jeune pianiste que par sa patiente et tenace construction de l’oeuvre, exempte de toute recherche d’effet. On saluera aussi son impressionnante conduite de la ligne mélodique, menée sans le moindre à-coup et digne du plus bel archet.
Si la virtuosité ne constitue qu’un outil pour parvenir à la vérité de la musique dans la Chaconne, elle est dans les Grandes études de Paganini de Liszt -hommage d’un grand virtuose à un autre- à la fois un moyen et une fin en soi. Il faut, pour aborder ce répertoire, non seulement se jouer des innombrables difficultés qu’il présente au point de transformer la mise à l’épreuve de la technique pure en enivrante jouissance, mais en plus y ajouter cet élément de phénoménale diablerie qui faisait paraître tant Paganini que Liszt comme des espèces d’extra-terrestres à leurs contemporains. Et ici, on ne saurait trop louer Trifonov, qui transforma ces exercices de haute école en quelque chose de proprement extraordinaire avec des moyens pianistiques qui relèvent du phénoménal. Pensons à la délicatesse de la Première étude où il montra à tous les pianistes présents dans la salle ce que c’est que de rouler une gamme à la perfection. Ou dans la Deuxième, ce côté félin, où les doigts caressent, survolent presque le clavier et où l’artiste nous montre que la virtuosité est bien -à ce niveau- un jeu. Et que dire de sa nonchalante insouciance dans la célébrissime Campanella, rendue avec un chic insolent? Dans la Cinquième étude « La Chasse », on apprécia les imitations d’appels de cors, et les fabuleux glissandi joués par Trifonov avec une mine gourmande qui en disait long sur le plaisir qu’il éprouvait à maîtriser les insensées difficultés de cette musique. Quant à la Sixième et dernière étude, basée sur le fameux Caprice n° 24 de Paganini qui a inspiré tant de compositeurs, l’aisance du pianiste dans les octaves et le trilles était proprement renversante, sans parler de ses graves magnifiquement timbrés.
La deuxième partie de la soirée était tout entière consacrée à l’impressionnante et relativement peu jouée Première sonate de Rachmaninov. A de rares moments de l’Allegro moderato initial et du Finale, Allegro molto, la beauté de son de Trifonov se dégrada légèrement : mais on sera tenté d’en donner la faute à l’écriture touffue et aux maquis de notes du compositeur dans le premier cas, et à la fatigue d’un récital très exigeant physiquement dans le deuxième. En revanche, le pianiste fit preuve d’une poésie fine et retenue dans le Lento central où il se montra sensible au côté rêveur de la musique et ce sans s’autoriser le moindre épanchement superflu, penché par moments sur le clavier comme l’aurait fait Glenn Gould.
Il tarde maintenant d’entendre ce musicien exceptionnellement doué dans de grandes oeuvres classiques où, à en croire un mouvement de Schubert donné en bis, il pourrait nous valoir de très belles surprises.
Patrice Lieberman
Bozar, le 27 janvier 2016

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