De Gabrieli à Bach, le laboratoire de la Fantaisie au banc d’essai de trois clavecins

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Fantasia from Andrea Gabrieli to Johann Sebastian Bach. Oeuvres d’Andrea Gabrieli (1533-1586), William Byrd (c1539-1623), Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621), John Bull (1562-1628), Girolamo Frescobaldi (1583-1643), Johann Jakob Froberger (1616-1667), Johann Pachelbel (1653-1706), Johann Sebastian Bach (1685-1750). Andrea Buccarella, clavecins. Livret en anglais, français et italien. Septembre 2022. TT 61’18. Ricercar RIC 438

Johann Sebastian Bach constitue en ligne de mire un large tiers de cette anthologie consacrée à l’évolution de la Fantaisie pour clavier, essaimée dans l’Europe musicale (Italie, Pays-Bas, Angleterre, Allemagne), depuis ses origines cultivées pendant la Renaissance. L’Allegra, del duodecimo tono d’Andrea Gabrieli (Terzo Libro de Ricercari, 1596) ouvre le parcours. Même si la notice n’en fait pas mention, on observera en creux l’absence de la zone hispanique, alors absorbée par d’autres formes (certes voisines) ou d’autres expressions instrumentales (cordes pincées, orgue, consort), ainsi que l’absence de la sphère française, qui prolongea l’art des luthistes par la Suite de danses de cour et son réseau de codifications, dès Champion de Chambonnières, Louis Couperin et Jean Henry d'Anglebert. Et avant de décliner des pièces de genre aux titres descriptifs, plutôt guidés par l’évocation, ce dont témoigneront à l’âge d’or les Ordres de François Couperin.

Comme son nom tendrait à le suspecter : la Fantaisie, un genre inclassable voire impossible à fédérer ? Entre une invention qui semble dictée par la spontanéité de l’instant (on la désigna comme ricercar ou capriccio) et les rigoureuses constructions polyphoniques, quoi de commun ? C’est cette question qu’illustre ce programme, déployé selon deux pistes : un axe chronologique, et une strate taxinomique qui s’attache mutatis mutandis à repérer des modèles structurels ou esthétiques au cours de l’époque. 

Par exemple la veine de la « fantaisie chromatique » qui chez Sweelinck (SwWV 258) débute par un traitement fugué, ensuite brodé en augmentation puis diminutions ; alors qu’à l’inverse la célèbre BWV 903 s’initie par une section libre, un passage récitatif avant d’échafauder sa construction fuguée. Chez William Byrd (BK 13), le contrepoint imitatif s’intègre à de complexes jeux rythmiques presque improvisés, alors que la Fantasia Seconda de Frescobaldi (Libro Primo de 1608) investigue les mêmes procédés de fragmentation imitative sans céder à la liberté qui prévaudra dans les toccatas des consécutifs recueils romains. Un seul sujet y est travaillé, à l’instar de la Fantasia A Leona de John Bull, avatar d’une canzona qui explore une mélodie à quatre voix. Les extrapolations sur l’hexacorde fournissent une autre matrice de création, utilisée par John Bull, William Byrd et de nombreux auteurs attirés par le potentiel germinatif de cette gamme. C’est ici l’ingénierie de Froberger (tirée du Libro Secondo de 1649) qui a été retenue. Le contrepoint n’est pas toujours un substrat, comme nous rappelle la mélismatique Fantasia en mi bémol majeur de Pachelbel, témoin du « Stylus phantasticus » qui nous renvoie à un référent quasi vocal, émané sans entrave. À l’horizon de ce voyage, la Fantasia e Fuga BWV 904 exprime la complexité acquise à l’apogée du Baroque, dans la pensée du Cantor de Leipzig. Son BWV 906 sonde une palette d’humeurs dans un creuset qui fécondera bientôt les versatiles écheveaux de sentiments de son fils Carl Philipp Emanuel (1714-1788).

Pour ce panorama qui couvre un siècle et demi, Andrea Buccarella a judicieusement choisi trois différents clavecins, tous sortis des ateliers de Philippe Humeau entre 2005 et 2014. Deux de manière italienne (un de 42 notes registré en 8’ et 4’, l’autre de 58 notes doté de deux 8’) servent l’amont du répertoire. Une facture inspirée de Johann Heinrich Gräbner (Dresde, 1722, doté de deux 8’ et d’un 4’) dispense la clarté polyphonique et le brio requis par les pages germaniques. Après sa valorisation du genre de la Toccata remarquée dans un précédent album chez le même éditeur, le lauréat du Concours de Bruges (2018) expose ce nouveau catalogue avec une aisance sans obstacle et une admirable pertinence. Salutairement, la diversité de ces échantillons et leur nature sui generis n’a pas poussé le virtuose italien à l’excentricité, et se voient discernées avec une sobriété toute didactique, tant dans l’architecture des discours que dans la conduite de phrasés sans détour d’intention. Les laboratoires de ces Fantaisies ont trouvé un avocat des plus sûrs. Tout au plus souhaiterait-un surcroît de poigne, de contraste dramatique pour vivifier les pièces de Bach, certes soumises à de nombreuses alternatives discographiques qui induisent l’exigence de l’auditeur. Mais aucune sérieuse critique ne saurait disqualifier la réussite de cet attrayant projet.

Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

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