Turandot à La Monnaie
A La Monnaie, la représentation de Turandot de Puccini s’est conclue sur les applaudissements nourris d’un public conquis, remerciant ainsi chaleureusement les solistes aussi bien que le metteur en scène et son équipe. Ce qui n’est pas toujours le cas, on le sait, le bonheur visuel n’étant pas nécessairement à la mesure du bonheur vocal. Je n’ai pas éprouvé le même enthousiasme sans partage pour le concept de mise en scène de Christophe Coppens.
Le rideau s’ouvre sur la démesure d’un appartement plus que luxueux. Une fête aux multiples convives bat son plein. Un personnel nombreux s’affaire. Une porte là-haut s’ouvre sur l’espace rougeoyant de ce qui semble d’abord être une discothèque.
Dans cet appartement, une histoire terrible, cruelle, va se jouer. Un appartement qui prendra même par la suite une dimension « fantastique », psychanalytique peut-être : un tableau suspendu au mur, aux apparences de sexe féminin, accouchera d’un personnage ensanglanté.
L’histoire terrible, c’est celle du livret de l’opéra. Comme l’écrit Reinder Pols, le dramaturge, « du romantisme à l’état pur ! Au temps des contes, une ravissante princesse chinoise tente d’échapper au mariage en posant trois énigmes difficiles à ses prétendants et en condamnant à mort ceux qui ne parviennent pas à les résoudre. Mais évidemment, un beau prince se présente, élucide ces énigmes et, d’un baiser, éveille la jeune femme à l’amour ». L’intrigue est évidemment un peu plus compliquée et densifiée (sinon, ce ne serait pas un opéra !), avec un père roi vaincu qui doit se cacher, une esclave amoureuse qui se sacrifie, une tragédie familiale ancienne et « déterminante ». Tout cela étant donc transposé non pas dans une cité impériale chinoise stéréotypée, mais chez les ultra-riches.
Le livret multiplie les moments dramatiques : ainsi le terrible suspens des trois questions, ainsi le monologue sacrificiel de la jeune esclave, ainsi les cris furieux de la princesse, ainsi le défi du prince (« si tu trouves mon nom avant l'aube, tu me tueras »). Sans oublier quelques intermèdes drolatiques ou mélancoliques (shakespeariens !) dus à trois courtisans aux savoureux noms de Ping, Pang, Pong.
Voilà qui, grâce à la musique sublime de Puccini, émeut, bouleverse, exalte, emporte. Une musique servie comme il convient par l’Orchestre symphonique et les Chœurs de La Monnaie sous la baguette aussi dynamique et respectueuse que nuancée d’Ouri Bronchti. Des airs chantés et scéniquement incarnés par Ewa Vesin-Turandot, Ning Liang-l’Impératrice Altoum, Michele Pertusi-Timur, Stefano La Colla-Le Prince Calaf, Venera Gimadieva-Liù, Leon Kosavic-Ping, Alexander Marev-Pang et Valentin Thill-Pong. Une distribution très convaincante dans les spécificités de chacun des rôles.
Mais, et c’est là que j’exprime des réticences : il y a beaucoup trop d’agitation sur le plateau (des cortèges de serviteurs apportant et emportant des plats, des figurants en nombre passant et repassant), une agitation qui distrait de ce qui se joue, de ce qui se chante à ce moment-là. Comme une peur du vide en quelque sorte. Pour moi, la tragédie est focalisation ! Ce qui lui est périphérique doit être centripète et non centrifuge. De plus, il y a cette « bonne idée » qui devient procédé systématique : le personnage qui a « quelque chose d’important à chanter », va s’installer sur une colonne qui s’élève pour qu’on le voie et l’entende bien. Encore et encore. Pourquoi aussi, à la fin de l’œuvre, avoir relégué le personnage et la voix du prince dans un téléviseur dont on ne voit pas l’écran ? Mystérieux – et psychanalytique ? – est l’accouchement du personnage ensanglanté sortant du tableau-sexe féminin. Il y a encore cette descente de la police scientifique convoquée pour les crimes commis. Mais très évocatrice est la fin avec une Impératrice dans sa solitude.
Oui, une impératrice et non pas, comme le prévoit le livret, un empereur. Une idée de plus, sans plus en fait, pour cette histoire de violence vengeresse ressassée d’une agression dont fut victime autrefois une aïeule de la princesse.
Quant à la dénonciation d’un certain capitalisme triomphant prédateur-corrupteur induite par la scénographie, elle m’est apparue comme un concept plutôt banal (on en a vu d’autres pareils) plaqué sur ce récit-là, sans véritable densification dramaturgique.
D’autant plus que, ce qui nous touche au plus profond de nous, ce sont les moments d’intensité superlative, qu’ils soient de fureur, de douleur, d’incompréhension, de défi, de perplexité, d’interpellation. A ces moments-là, comme presque toujours en pareilles situations, le metteur en scène s’efface (est effacé plutôt). Sur le plateau, un personnage vient s’installer face à nous, au bord de la scène, et ses mots et son chant s’élèvent. Bouleversants ! Il n’y a plus rien entre elle/lui et nous, il n’y a plus de distraction, il y a des émotions partagées, il y a la magie de l’opéra ! Il y a le bonheur de l’opéra !
Bruxelles, La Monnaie, le 14 juin 2024
Crédits photographiques : Matthias Baus