La correspondance de Fauré à son épouse Marie : une édition fondamentale
Gabriel Fauré (1845-1924) : Lettres à Marie (1882-1924). Correspondance avec son épouse, éditée par Jean-Michel Nectoux. Le Passeur. ISBN 978-2-38521-019-9. 2024, 653 pages, 25 Euros.
Le musicologue français Jean-Michel Nectoux (°1946), qui a été conservateur à la Bibliothèque nationale de France et au Musée d’Orsay, a consacré, pendant plusieurs décennies, de longues recherches à Gabriel Fauré. Les fruits de son travail sont multiples : une biographie dans la collection « Solfèges » (n° 33) du Seuil dès 1972, et une autre, plus développée, qui portait comme sous-titre « Les voix du clair-obscur » (Fayard, 2008). Mais aussi la correspondance entre Camille Saint-Saëns et Fauré entre 1862 et 1920 (Société française de musicologie, 1973, réédition 1994), ainsi qu’un autre volume de correspondance, plus générale, avec compositeurs, interprètes, écrivains, amis ou mécènes (Fayard, 2015). Parmi les 800 lettres que ce dernier ouvrage comptabilisait, on découvrait 220 missives, toutes inédites, adressées par Fauré à Marguerite Hasselmans (1876-1947) ; de trente ans plus jeune que lui, elle fut sa maîtresse de 1901 à 1924. Ce précieux ensemble avait été confié au philosophe et musicologue Vladimir Jankélévitch (1903-1985) par cette « Madame H. », avec mission de le publier, ce qu’il ne fit pas, les fils de Fauré ne souhaitant pas sa divulgation au public.
Jean-Michel Nectoux, qui avait été l’élève de Jankélévitch à la Sorbonne, le sollicita pour consulter le lot ; il se vit essuyer un refus, le philosophe allant jusqu’à menacer de tout brûler. Il n’en fit rien, heureusement. Après son décès, Nectoux fut chargé de s’occuper de sa bibliothèque musicale, et découvrit la correspondance rangée dans un carton, avec une lettre de Marguerite Hasselmans précisant que Jankélévitch était seul autorisé à en prendre connaissance avant publication. Tout obstacle levé, la parution d’un vaste choix put s’effectuer. Avec cette précision révélatrice de Nectoux quant au contenu : on mesure pour la première fois la difficulté d’une existence qui mit souvent l’homme au bord de l’épuisement, lui laissant bien peu de temps pour la composition, concentrée pour l’essentiel durant les longs séjours d’été passés dans le Midi de la France, en Suisse ou en Italie, avec sa compagne. Celle-ci fut donc un témoin privilégié de la création.
Mais Marguerite Hasselmans ne fut pas aux côtés de Fauré lorsque celui-ci décéda en son domicile parisien, entouré des siens. Le compositeur n’avait pas pu la revoir avant de disparaître. La dernière lettre à sa maîtresse date d’une petite quinzaine de jours auparavant. Soigné par son médecin qui lui interdit de sortir, Fauré écrit : C’est cela qui me ferait le plus de bien, surtout d’être de nouveau plus près de toi, mon oiseau chéri. Au fil de la lecture de cette correspondance, indispensable pour mieux connaître l’homme et le créateur, on découvre son intense activité professionnelle, des aspects privés, une véritable intimité et aussi une effusion amoureuse touchante. Il n’existe plus aucun témoignage écrit de Marguerite Hasselmans, Fauré ayant sans doute détruit, dès réception et par précaution, le courrier qu’elle lui envoyait. Conscients de son rôle et de son dévouement affectif auprès de leur père, les deux fils du musicien assurèrent à Marguerite, qui donnait pauvrement des leçons de piano, une aide discrète, mais efficace et même affectueuse.
Ce long préambule était nécessaire pour situer la nouvelle publication de Nectoux. Car il manquait à la connaissance de Fauré un autre éclairage, jusqu’à aujourd’hui demeuré partiel, celui de la correspondance du compositeur à son épouse Marie (1856-1926), fille du sculpteur animalier Emmanuel Fremiet. La voici enfin, sous la forme d’une étude rigoureuse. Fauré, âgé de 38 ans, épousa Marie Frremiet en 1883 ; ce mariage restera toujours empreint d’un certain mystère, le musicien étant connu pour ses conquêtes féminines. Marie donnera naissance à deux fils : Emmanuel, né six mois après les épousailles, et Philippe Fauré-Fremiet, qui publiera des ouvrages sur son père, notamment un volume de « lettres intimes » chez Grasset en 1951, une nouvelle édition suivant chez Albin Michel en 1957. Une approche intéressante, qui développe l’activité du musicien, mais le fils avait hélas effectué de nombreuses et dommageables coupures dans la correspondance, peu soucieux de voir divulguée la dissension croissante entre ses parents.
Jean-Michel Nectoux précise que les lettres de Marie à Gabriel ont été supprimées par elle-même ou par le fils ; il n’en subsiste qu’un nombre infime, dont une est reproduite dans l’ouvrage fondamental que le spécialiste publie aux éditions Le Passeur. Elle date du 18 mars 1921. Marie s’y livre de façon dramatique : Entendre ta musique est pour moi un étrange mélange de joie et de souffrance ; tu ne peux pas comprendre ce que je souffre de ne plus pouvoir t’aimer, mais c’est brisé irréparablement, non pas par tes fautes, mais par tes mensonges ; je ne comprendrai jamais comment une âme, capable de créer les œuvres que tu nous donnes, peut barbotter et mentir comme celle d’un pauvre homme. Terrible déclaration, à laquelle Fauré répond tant bien que mal six jours plus tard, en essayant de se défendre mais en dévoilant sa culpabilité. Cet échange cristallise l’évolution d’un couple aux personnalités contrastées, Marie étant moralement fragile et sédentaire, avec des dons artistiques indécis qui la poussent vers la sculpture et la peinture, mais ne s’épanouiront pas. Son existence est plutôt recluse, alors que son mari a une vie professionnelle des plus actives de pédagogue puis de directeur au Conservatoire de Paris, et une créativité qui entraîne maints déplacements.
Les originaux des lettres de Gabriel ont été légués en 1978 à la Bibliothèque nationale de France par la famille Fauré. Si l’amour est absent des missives que le compositeur adresse à son épouse entre 1882 et 1924, l’expression des sentiments étant réservée à Marguerite Hasselmans, le compositeur écrit pourtant souvent et longuement lors de ses nombreux déplacements en France ou à l’étranger (Bayreuth, Londres, Zurich, Barcelone, Francfort-sur-le-Main, Berlin, Helsinki, Saint-Pétersbourg, Venise…), mais aussi lors de ses séjours d’été (avec Marguerite, après leur rencontre en 1901) dans ses lieux de prédilection que sont Lausanne, Lugano, Annecy ou Stresa. Marie est une confidente à laquelle Fauré fait part de l’évolution de son travail et de sa création, mais aussi de ses rencontres. Il montre l’intérêt qu’il porte à ses enfants et se révèle toujours tendre et gentil, voire attentionné, mais avec un langage que l’on utiliserait plutôt à destination d’une amie ou d’une parente.
L’intérêt majeur consiste en la découverte de la genèse de partitions qui comptent : ballades, barcarolles ou nocturnes pour le piano, musique de chambre, mélodies, le Requiem, et, en abondance, des pages qui concernent l’opéra Pénélope qui sera créé à Monte-Carlo en 1913. De nombreuses indications précises viennent ainsi éclairer l’acte créateur. On découvrira notamment du courrier expédié de Bruxelles en octobre 1900 et en mars 1906. Il s’agit de rencontres avec Eugène Ysaÿe. La première date coïncide avec une représentation publique du Requiem, le 25 octobre 1900, et contient des allusions savoureuses à la vie quotidienne chez le virtuose du violon. C’est aussi le cas six ans plus tard, où il est toujours question d’Ysaÿe et de l’exécution de quatuors, du Requiem à nouveau, et du premier Quintette avec piano, créé dans la capitale belge le 23 mars 1906 par le Quatuor Ysaÿe, Fauré étant au clavier. Le compositeur déclare à cette occasion : Ysaÿe trouve le style du Quintette plus grand et plus élevé que celui de mes quatuors, plus complètement pur de toute recherche d’effet : de la musique absolue. Jean-Michel Nectoux relève le fait que Fauré émet ici l’une des très rares opinions sur sa propre musique : J’ai bien au fond de moi-même le sentiment que mes procédés ne sont pas à la portée de tout le monde.
On l’aura compris : avec cette publication, fondamentale et indispensable, on entre de plain-pied dans l’univers créatif du maître. Maints éclairages complémentaires sur le processus compositionnel et sur l’inlassable activité de Gabriel Fauré sont mis en évidence. Si ce n’est déjà fait, on adjoindra sans faute à cette parution « conjugale » le volume qui contient les lettres envoyées à Marguerite Hasselmans. Ces deux ensembles passionnants, remarquables travaux annotés qui font référence, sont vraiment une priorité dans la bibliographie fauréenne. Les Lettres à Marie sont à considérer comme un moment fort de la commémoration du centenaire de la disparition de Gabriel Fauré.
Jean Lacroix