Der Schatzgräber de Franz Schreker à Berlin : un trésor retrouvé

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Franz Schreker (1878-1934) : Der Schatzgräber, opéra en un prologue, quatre actes et un épilogue. Daniel Johansson (Elis), Elisabeth Strid (Els), Michael Laurenz (Le Bouffon), Tuomas Pursio (Le Roi), Doke Pauwels (La Reine), Thomas Johannes Mayer (Le Bailli) ; Chœurs et Orchestre du Deutsche Oper Berlin, direction Marc Albrecht. 2022. Notice et synopsis en anglais et en allemand. Sous-titres en allemand, en anglais, en français, en japonais et en coréen. 165’00’’. Un DVD Naxos 2. 110761. Aussi disponible en Blu Ray.

En regardant ce spectacle, on comprend l’enthousiasme qui a entouré la création de Der Schatzgräber (Le chercheur de trésor) à l’Opéra de Francfort le 21 janvier 1920. Le succès se prolonge la même année à Stuttgart, sous la direction de Fritz Busch, puis à Berlin par Leo Blech, avant Francfort à nouveau en 1924 par Clemens Krauss et à Prague par Alexander von Zemlinsky. Dans la décennie qui va suivre, on comptera plus de 350 représentations de cet opéra, dont le livret a été écrit dès 1915 par Schreker lui-même, et dont la composition a lentement mûri, jusqu’à sa finition à la fin de la Première Guerre mondiale. 

Né par hasard à Monaco en raison de la profession de photographe de son père dont il sera orphelin à dix ans, Franz Schreker étudie à Vienne où sa mère s’est fixée. Il travaille notamment avec Arnold Rosé (1863-1946), premier violon de la Philharmonie de Vienne pendant près de cinquante ans, et avec le compositeur Robert Fuchs (1847-1927), pédagogue réputé qui formera des dizaines de musiciens célèbres, parmi lesquels Enesco, Sibelius, Mahler ou Richard Strauss. A Vienne, ses premiers opéras, dont Der ferne Klang (1912), sont très applaudis. Il y enseigne avant de se rendre à Berlin où il est nommé directeur de la Hochschule für Musik, fonction qu’il occupera de 1920 à 1932. Mais en raison de ses origines juives, les nazis lui mènent la vie dure. Accusé de produire de la « musique dégénérée », il est contraint à la démission. Sa santé décline après une crise cardiaque ; il décède en mars 1934. 

Schreker a inscrit à son catalogue plusieurs œuvres pour la scène, rédigeant lui-même la presque totalité de ses livrets, dont l’écriture est de qualité. Son répertoire n’a cependant attiré à nouveau l’attention que dans la décennie 1980. C’est le cas pour Der Schatzgräber, qui s’inscrit dans la tradition des Märchenoper, la qualification de « conte de fées » devant toutefois être relativisée, en raison du côté noir, voire tragique, de son sujet. On retrouve ici des influences de Humperdinck et même des échos debussystes, mais surtout de Wagner, l’Acte III proposant des analogies de situation amoureuse avec Tristan et Isolde, dont un accord est d’ailleurs cité dans l’interlude orchestral. Schreker est un habile orchestrateur, dont le langage est accessible. L’intérêt musical ne faiblit pas pendant près de cent soixante minutes, car le foisonnement, le chatoiement et la luxuriance sont des caractéristiques de l’art consommé de ce créateur.

On pourrait avancer le fait que le personnage principal n’est pas un des protagonistes, mais bien un instrument, à savoir le luth enchanté d’Elis, un chanteur ambulant. Dans le Prologue, la Reine s’est fait voler ses bijoux, indispensables pour sa beauté et sa fertilité. Le Bouffon conseille au Roi de faire appel à la magie du luthiste pour les retrouver. Proposition accueillie avec faveur ; si elle porte ses fruits, le Bouffon pourra choisir la femme qu’il voudra. La présente production, créée à Berlin en mai 2022 avant Strasbourg et Mulhouse, est servie avec bonheur, dès cette introduction de dix minutes, par la mise en scène intelligente de Christoph Loy, avec des costumes sans extravagance, à dominante rouge et noire, qui évoquent l’aristocratie et l’armée, dans un décor sobre, où peu d’accessoires, en dehors de tables et de chaises, viendront distraire le spectateur de l’action. Des lumières savamment dosées plongent souvent la scène dans une demi-pénombre bienvenue. Ces choix concentrent toute l’attention sur la psychologie des personnages et sur un déroulement que l’on suit avec un intérêt croissant. 

Trop longue à expliciter dans les détails, la suite de l’intrigue peut se résumer de la manière suivante. Els, fille d’aubergiste et avide de bijoux, charge son serviteur d’assassiner son prétendant qu’elle n’aime pas et de récupérer le collier de la Reine. Elle est envoûtée par le chant d’Elis, qui a trouvé le cadavre et les bijoux, qu’il offre à la jeune femme. Il est toutefois accusé du meurtre et condamné à mort. Amoureuse, Els demande au Bouffon de l’aider ; le chanteur est gracié par le Roi mais est chargé de retrouver les bijoux alors que son luth lui a été dérobé. Au cours de l’Acte III, dont la passion amoureuse est le moteur, Els finit par lui remettre les parures en lui faisant jurer le secret de leur provenance. Au cours de la fête qui salue le retour des trésors, Els est confondue par les aveux de son serviteur, mais sauvée par le Bouffon qui rappelle au Roi sa promesse de lui laisser la femme de son choix. Elis, qui a récupéré son luth, la renie ; Els doit suivre le Bouffon. Appelé par ce dernier un an plus tard parce qu’Els est malade et va mourir, Elis affirme que seul l’amour compte et que tout le reste ne consiste qu’en de mauvais rêves.

Le plateau vocal est absolument magnifique. Le ténor Daniel Johansson (Elis) et la soprano Elisabet Strid (Els), tous deux Suédois, forment un couple idéal, totalement investi et dramatiquement crédible. Leur présence s’impose tant par un chant engagé que par des qualités de projection de leurs voix aux superbes couleurs. L’Acte III, qui dure près de quarante minutes et leur est totalement dévolu, est un moment de lyrisme enflammé et de théâtre bien construit, que l’on conserve longtemps dans la mémoire. On sent que ces deux artistes ont déjà été confrontés au répertoire wagnérien. Le rôle du Bouffon est servi avec ironie et une grande part de manipulation par l’Allemand Michael Laurenz. Sur scène depuis 2006 après avoir été trompettiste des Berliner Symphoniker, ce ténor est à l’aise dans ce personnage satirique. Le couple royal est constitué par le baryton-basse finlandais Tuomas Pursio, bien en place, et par la danseuse hollandaise Doke Pauwels. C’est la première apparition de cette dernière à l’opéra, dans un rôle qui est non chanté. La ligne impeccable et la souplesse de liane du corps de cette jeune femme, qui est aussi dramaturge et chorégraphe, lui permettent d’évoluer avec une grâce infinie dans une somptueuse robe blanche, mais aussi de se mêler à la douzaine de danseurs qui symbolisent érotiquement la passion du couple Elis/Els. Le baryton allemand Thomas Johannes Mayer campe un Bailli tel que l’on peut le souhaiter : dur et intraitable. Le reste de la distribution est impeccable, et les chœurs, dont les interventions à l’Acte II, lorsque l’on prépare l’exécution du chanteur qui n’aura pas lieu, sont frémissantes, le sont tout autant. A la tête d’un subtil Orchestre du Deutsche Oper Berlin, le chef allemand Marc Albrecht (°1964), qui a déjà gravé une version sur CD de cet opéra avec le Netherlands Philharmonic Orchestra (Challenge Classics, 2014) met en valeur toute la magie sonore d’une partition inspirée. 

Ce spectacle, une première en vidéo, est à saluer d’une pierre blanche. Il met à la disposition du mélomane une œuvre scénique au lyrisme puissant, servie par une production qui en respecte la matière virtuose ainsi que l’imagination vocale ; c’est aussi un vrai moment de théâtre. La réalisation filmée, que l’on doit à Götz Filenius, est exemplaire et rend justice à cette passionnante découverte. 

Note globale : 10 

Jean Lacroix

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