Léon Berben retend le dessin et magnifie le clair-obscur des Psaumes et Fantaisies de Van Noordt
Anthoni Van Noordt (c. 1619-1675) : Tabulatuurboeck van Psalmen en Fantasyen. Psaumes 5, 65, 100, 116 ; Daphne [Manuscrit Camphuysen d'Utrecht]. Psaumes 5, 24, 66, 100, 116 [Lübbenauer Tabulatur, Berlin]. Léon Berben, orgue Van Hagerbeer de la Pieterskerk de Leiden. Livret en anglais, allemand, français. Janvier 2022. TT 76’45 + 78’43. Ramée RAM 2201
Même si au gré des anthologies il ne fut jamais totalement absent de la discographie depuis le vinyle d’Odile Bailleux (Stil, 1977), l'heure de Van Noordt est-elle enfin venue ? À quelques mois d'intervalle se succèdent les deux premiers enregistrements intégraux de son Tabulatuurboeck van Psalmen en Fantasyen de 1659, par deux organistes spécialisés dans le répertoire ancien, notamment nord-européen. Un an après Manuel Tomadin à la Jacobikirche de Lübeck (Brilliant, mai 2020), c'est au tour de Léon Berben de se pencher sur ce recueil majeur du Siècle d’or hollandais, constitué de seize pièces qui mêlent le sacré et le profane. Les élaborations autour de dix psaumes (2, 6, 7, 15, 22, 24, 38, 50, 116, 119) illustrent le texte liturgique : un seul verset (psaume 15) jusqu’à huit (psaume 119), mobilisant un nombre croissant de lignes polyphoniques, hormis le psaume 24 écrit tout du long à quatre voix, lequel reste le plus célèbre du lot et le plus fréquemment enregistré. L’usage de la pédale renvoie à l’école septentrionale. Déployant un contrepoint imitatif à un ou deux sujets, les six Fantaisies tiennent quant à elles de l’influence nord-italienne (Andrea Gabrieli) pour la fluidité et le caractère improvisé.
En 1619, le Synode de Dordrecht avait sanctuarisé le psaume tout en interdisant que le chœur de la congrégation fût accompagné par les tuyaux : même si la prohibition perdura à Amsterdam jusqu’en 1680, un traité de Constantijn Huygens la dénonçait, dès 1641 à La Haye. Ne serait-ce que par des arguments pragmatiques : aider la mémorisation des 150 psaumes, familiariser les fidèles avec les mélodies de Pierre Davantès, Loys Bourgeois et autres compositeurs de la mouvance calviniste, et ainsi éviter que l’a cappella ne dégénère en un braillement indistinct. Cependant, outre la vocation didactique du cantus firmus destiné à enseigner la mélodie à la congrégation, la guidance organistique était sans doute l'objet d'un embellissement, à la grâce de diminutions virtuoses et autres agréments. Selon la notice signée de Léon Berben, « nous ferions tort à Van Noordt si nous considérions ses variations sur les psaumes uniquement comme des intonations pour un champ correct à l'église ». Inclus en compléments de programme, quelques extraits du manuscrit Camphuysen, témoin de fioritures foisonnantes voire exubérantes, attesteraient que « nous faisons souvent preuve d'une grande parcimonie et d'une grande retenue en matière d'ornementation ». À entendre le guillochis qui fait tressauter le Psaume 65, on saisit combien les postulats esthétiques de l’interprète néerlandais ne resteront pas lettre morte, tant pour Van Noordt que pour les voies de traverse qui abondent les deux disques (le manuscrit d’Utrecht, la Lübbenauer Tabulatur).
L’instrument de Leiden, sédimentation de la facture flamande, restauré au milieu des années 1990, s’avère un pertinent avocat de ce répertoire. Aplomb des Principaux (dont le fameux 24’ en tourelle du Hoofdwerk, mais aussi le Prestant 12’ et l’Octaaf 6’ dont une partie remonte à 1446 !), richesse des Mixtures renforcée en 1690 pour le Rugwerk, gouaille des anches (la Trompet 16’, qui gronde dans le troisième verset du Psaume 2 –CD 1, plage 10, 5’58) : la palette dispense la plénitude et le relief qui rappellent l’art du chiaroscuro cher à l’école sous influence caravagesque. Qui se traduit par les mélanges en creux où la lumière perce sur fond d’ombre, à l’instar des contrastes choisis pour le premier verset du Psaume 119. On regrette d’ailleurs que les registrations ne soient pas indiquées dans le livret, contrairement au double-album de Manuel Tomadin.
On serait bien en peine, s'il en était besoin, de départager le témoignage des deux éminents organistes qui offrent chacun une magnifique occasion de pénétrer les intenses séduction de ce corpus, aussi bien textuelles que sensuelles. Par analogie picturale, et pour rester dans l'histoire biblique évoquée par les psaumes : les drapés, les formes généreuses, le regard ému, la grâce des poses dépeints par l'organiste italien ne seraient-ils à l’image de Rembrandt dans sa Bethsabée recevant la lettre de David ? Les contours mieux tendus, l’intelligence du trait, au dessin plus net, aux chairs franches et affermies, concentrés par Léon Berben (et polarisés en toute transparence par les micros), s’affirment dans le tableau, semblablement titré, de Willem Drost : natif d'Amsterdam comme Van Noordt, et prématurément disparu en 1659... l'année où était publié le Tabulatuurboeck.
Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9,5 – Interprétation : 10
Christophe Steyne