Dernière séance des demi-finales
Kana Okada, Henry Kramer, Hans H. Suh et Denis Zhdanov bénéficient une seconde fois, au cours de ces demi-finales, de l’écoute attentive de la Reine Mathilde, installée au premier rang, à quelques mètres de la presse. Certains pourraient peut-être y voir un présage, que confirmera ou infirmera la proclamation des douze lauréats du concours, attendue en fin de soirée.
Première soliste à occuper l’estrade ce samedi soir, Kana Okada a livré sa version du Concerto n° 21 en ut majeur K. 467 de Mozart. La Japonaise de 25 ans, première lauréate du 8e Concours International Francis Poulenc il y a trois ans, réalise une prestation honorable, sans toutefois parvenir à prendre le dessus sur son redoutable concurrent Alberto Ferro qui, cet après-midi même, avait interprété la même œuvre avec une rare intelligence. L’Allegro maestoso initial, un peu terne, ne coule pas de source; l’articulation, trop peu ciselée, manque souvent de naturel. Si Okada fait mine de s’amuser, on ne la sent pas tout à fait à son aise: réservée, voire prudente, trop peu investie en somme, elle avance en équilibriste, n’évitant pas quelques faux pas. L’inspiration s’enflamme heureusement à partir de l’Andante, culminant dans le finale, Allegro vivace assai, où le jeu de la pianiste se pare de plus de fluidité et de couleurs. On touche ici du doigt cette « allégresse de carnaval » dont parlent Brigitte et Jean Massin. Désinvolture et plaisanteries se côtoient sans vergogne; Okada virevolte, se gausse des difficultés, s’enivre de cet ut majeur sans nuages. Et l’on goûte, enfin, à la joie véritable d’une candidate affranchie, clôturant l’œuvre en beauté.
Pour sa vingt-quatrième et dernière exécution d’un concerto de Mozart dans ces demi-finales, l’Orchestre Royal de Wallonie, indéfectible allié des candidats, accueille Henry Kramer. La prestation de ce natif de Newton, dans le Massachusetts, est plus constante, égale de bout en bout. Faisant d’entrée de jeu preuve d’une grande assurance, le musicien de 29 ans investit celle-ci dans une lecture délicate du Concerto n° 25 K. 503, lui aussi en ut majeur. Voilà du Mozart qui a une âme, où se succèdent en alternance, avec un égal bonheur, intériorité et exultation. Le jeu perlé et gracieux de Kramer, ainsi que l’expressivité de ses gestes, nous invitent à le suivre dans les moindres recoins de cette œuvre en clair-obscur, hésitant sans cesse entre majeur et mineur. Certes, le rythme n’est pas toujours d’une précision chirurgicale; l’interprétation n’en est pas moins empreinte d’un véritable élan, d’effusions poétiques et passionnées du meilleur goût. Le finale, franc, héroïque, brillant, se pare de phrasés transparents et de sonorités diaphanes, tout en rondeur. Sont-ce les accents des cors qui lui auront donné l’irrépressible envie d’emporter jusqu’à la dernière mesure la conviction du public et les faveurs du jury ? On ne le sait ; toujours est-il que le jeune homme, petit par la taille mais grand par l’esprit, quitta la scène sous les applaudissements nourris du public, oubliant presque, sous le feu de l’émotion, de saluer au passage le premier violon...
Hans H. Suh, qui soufflera ses vingt-six bougies ce 22 mai, avait fourni mercredi dernier une prestation prometteuse, quoique non irréprochable. Il fait aujourd’hui son entrée sur scène avec une interprétation très convaincante de l’œuvre imposée de Fabian Fiorini. Tears of Light dépeint, selon son auteur, « les émotions de grande joie et de grande tristesse que l’on peut ressentir en éprouvant la réalité de notre monde ». Les « Lumières » représentent ici symboliquement « l’inspiration d’une direction à suivre, qui pourrait être simplement la direction de la joie véritable, partagée, d’un avenir serein et ouvert ». Respectant scrupuleusement les nuances exigées par le compositeur liégeois, le Coréen donne de cette page une lecture aérée qui laisse décanter les émotions, irisant la pièce d’un jeu de pédales perspicace, qui favorise un épanouissement sans entrave des harmoniques. Des Six Bagatelles, op. 126 de Beethoven (ces "Kleinigkeiten", comme les appelait le maître de Bonn, qui en était néanmoins, à juste titre, très fier), Suh donne une interprétation bigarrée et haute en couleur. Réservant de fort beaux contrastes au sein du cycle, tant sur le plan des tempi qu’au niveau des climats, il y révèle une personnalité et un caractère bien trempés, cependant capables, lorsqu’il le faut, de réprimer leur assertivité pour faire place à la quiétude d’un ciel dégagé. Une véritable réussite ! Même clairvoyance, même rondeur des sonorités dans la huitième et dernière des Novellettes op. 121 de Schumann, en fa dièse mineur. Suh affiche une stupéfiante décontraction dans ce monde de fantaisie et de visions nocturnes, duquel ne sont absents ni une douceur ineffable, ni les récits épiques et autres frasques héroïques. Il donne ici l’impression d’être seul au monde et de jouer avant tout pour son propre plaisir. Attestant d’une parfaite maîtrise rythmique et dynamique, il enlève, pour finir, avec la même veine et le même brio, la Toccata, dernière page du Tombeau de Couperin de Ravel.
Denis Zhdanov, 27 ans, clôture la soirée -et avec elle, les demi-finales de cette édition 2016. Il nous livre, tout d’abord, une version non aboutie de l’imposé, au long duquel il se concentre essentiellement sur les tempi qu’il veut aussi contrastés que possible, négligeant, hélas, quelque peu les timbres et la résonance de la pièce, sinon la palette dynamique. Le « swing général » dont parle Fiorini en rapport avec son œuvre s’est ici évanoui… Le jeune Ukrainien enchaîne dans les Fantaisies op. 116, de Brahms dont il donne une lecture nerveuse, passionnée, voire pathétique des Capriccios, et une vision automnale, inquiète parfois, des Intermezzi. Savant mélange de coloris et d’atmosphères, on ne saurait le contester; mais une interprétation aussi pathétique sied-t-elle à ces pages intimes, ces « chants du moi profond » baignés de crépuscule (José Bruyr)? Il est permis d’en douter. Pour conclure, Zhdanov se lance à corps perdu dans la Danse infernale de L’Oiseau de feu de Stravinsky, transcrite ici pour le clavier par le pianiste et pédagogue italien du siècle dernier Agosti Guido. Il y consommera ses dernières forces. Trébuchant dans les premières mesures fulgurantes aux accents volcaniques qui ouvrent cette page véritablement méphistophélique, le candidat ouvre une dernière fois les vannes, s’autorisant à peine une accalmie passagère avant de libérer la tension maximale dans l’hymne orgiaque qui termine le morceau. Applaudi -par inadvertance, sans doute- avant même l’issue de celui-ci, il tire un dernier feu d’artifice, soulevant, au terme des dernières notes, l’enthousiasme du public. Eprouvé, le musicien ne se relèvera que difficilement, après plusieurs secondes d’hésitation, mais apparemment satisfait du résultat. Programme courageux pour un candidat téméraire, qui, en s’astreignant à une cadence harassante et à des lectures ne laissant que fort peu de place à la sérénité et à la respiration, n’a peut-être pas fait les choix les plus judicieux.
Olivier Vrins
Flagey, le 14 mai 2016n séance du soir