Emouvantes cantates intimes d’Alessandro Scarlatti et Antonio Caldara
Cantates pour voix seule avec violon. Alessandro Scarlatti (1660-1725) : Dove fuggo ? A che penso ? pour voix, violon et basse continue ; Appena chiudo gli occhi (Il sogno) pour voix, violon et basse continue. Antonio Caldara (1670-1736) : Vicino a un rivoletto pour voix, violon, violoncelle et basse continue ; Innocente cor mio pour voix, violon et basse continue. Giuseppe Valentini (1681-1753) : Allettamento da camera en ré mineur, op. 8 n° 1 pour violon et basse continue. Giuseppina Bridelli, mezzo-soprano ; Quartetto Vanvitelli. 2020. Notice en anglais, en français et en italien. Textes des cantates en italien, avec traductions anglaise et française. 76.57. Arcana A487.
La mezzo-soprano Giuseppina Bridelli, que l’on a déjà eu le plaisir de découvrir notamment dans des productions comme La Lyra d’Orfeo de Luigi Rossi (Erato) ou El Prometeo d’Antonio Draghi (Alpha), a été chaleureusement accueillie par la critique à l’occasion d’un premier récital pour Arcana, paru en 2019. Sous l’intitulé Duel, la cantatrice italienne proposait un programme d’airs de Porpora et de Haendel qui mettait en valeur ses capacités de coloration des textes et d’expressivité des nuances. Cette fois, on la découvre dans un registre intimiste, à nouveau pour Arcana, au cœur d’une affiche pleine de subtilités.
Comme l’explique l’instructive notice signée par Arnaldo Morelli, Alessandro Scarlatti et Antonio Caldara, formés le premier à Rome, le second à Venise, ont été à la croisée des chemins politiques et culturels de leur époque. Tout d’abord à Rome en 1703, où Caldara est joué, alors que Scarlatti est au service du cardinal Ottoboni, puis, cinq ans plus tard, sous l’égide du même prélat, pour le carême, au cours duquel un cycle de huit oratorios est donné ; des œuvres des deux compositeurs en font partie. Plus tard, on les retrouve sous l’influence des Habsbourg : Scarlatti obtient le poste de Maître de la Chapelle vice-royale de Naples, alors que Caldara est honoré de celui de Vice-Maître de la Chapelle impériale de Vienne. Suite aux bouleversements entraînés par la guerre de Succession d’Espagne, tous deux vont collaborer en composant chacun un acte d’un opéra offert à Charles VI en 1711. C’est cette symétrie, dont on lira de plus amples détails dans la notice, qui est illustrée dans ce CD par des cantates, nombreuses dans leurs productions respectives : au moins huit cents pour Scarlatti, environ trois cents pour Caldara, sans que l’on puisse toujours les situer dans le temps ou en connaître l’origine précise.
Le programme s’attarde à des partitions peu courantes, destinées à une voix avec violon. On en trouve un tout petit nombre chez Scarlatti. Deux sont ici à l’affiche. Quant à Caldara, la grande majorité de ses cantates a été composée à Rome pour le Prince Ruspoli, mais les deux qui ont été choisies pour l’enregistrement datent de sa période viennoise. Dove fuggo ? A che penso ? (Où fuis-je ? A quoi pensé-je ?) de Scarlatti accorde une place au violon solo avant les récitatifs et les arias (quatre fois deux paires). Le désespoir de la bergère Clori, qui a été délaissée, tente de trouver l’apaisement dans une caverne propice à la solitude. L’alternance souligne tout autant l’égarement de la jeune femme que le lieu qui l’accueille pour une vaine consolation. Le thème de l’amour non partagé se prolonge dans la cantate de Caldara, Vicino a un rivoletto (Près d’un ruisseau), extraite d’un recueil de douze, de 1729. Elle se déroule dans un contexte champêtre, dans lequel le Prince Coriolan est victime de la légèreté de la charmeuse Cléopâtre. Le très beau texte italien évoque oiseaux, nature et zéphyrs en deux récitatifs et deux airs alternés très émouvants, un violoncelle venant se joindre au violon. Un intermède apparaît ensuite, comme une respiration instrumentale : une sonate en cinq mouvements pour violon et basse continue de Giuseppe Valentini, véritable bijou de ce virtuose réputé de l’instrument, qui met en valeur le soliste grâce à des accents vifs et raffinés.
Après ce moment de pause bienvenue, retour à Caldara pour la cantate Innocente cor mio, qui semble dater de la décennie 1710. La structure est la même que pour la page précédente, les vers mettant en garde contre l’égarement que procurent les premiers émois de l’amour, les élans bienheureux du cœur pouvant être le prélude de maux immenses. L’infinie délicatesse avec laquelle le compositeur met tout cela en évidence est vraiment prenante. Le récital s’achève par un décor musical de Scarlatti qui donne son titre à l’album : Appena chiudo gli occhi - Il sogno (Dès que je ferme les yeux pour un bref sommeil) est l’imploration d’une dame pour que son bienaimé absent n’apparaisse pas dans son rêve pour la tourmenter. La musique fait corps avec un texte mélancolique, aux résonances douloureuses, dont la richesse sonore se dessine à la simple lecture des mots, comme dans ces quatre vers : Amico sonno/deh, per pietate,/non mi dipingere/quel che non è. Scarlatti touche au sublime en signant une page (sinfonia, deux récitatifs et deux airs en alternance) particulièrement touchante.
Tout au long de ce parcours harmonieux et expressif, Giuseppina Bridelli est dans son élément. La beauté de sa voix, la finesse et le raffinement sont au rendez-vous, avec un art de la diction qui cisèle les vers et donne à chaque mot un sens profond. Elle ne s’attarde pas à des fioritures qui pourraient gâcher l’expressivité, elle manie au contraire les délices de l’air intimiste avec pudeur. Le léger vibrato, que certains estimeront parfois un peu trop présent (c’est affaire de goût), semble au contraire ajouter à ce splendide programme un complément d’émotion. Le Quartetto Vanvitelli (Gian Andrea Guerra, violon ; Nicola Brovelli, violoncelle ; Mauro Pinciaroli, luth, et Luigi Accardo, clavecin et orgue positif), fondé en 2017 et spécialisé dans cette période du répertoire de chambre, est un partenaire attentif. Son appellation rappelle sans doute le nom de l’architecte Luigi Vanvitelli (1700-1772), qui était le fils du peintre hollandais Caspar Van Wittel et a construit le château royal de Caserta en Campanie. Ceux qui connaissent ce lieu somptueux savent que l’élégance y est à son plus haut niveau. On notera la belle plasticité de l’enregistrement réalisé en l’été 2020 dans l’église San Paolo de Piacenza.
Son : 10 Notice : 9 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Jean Lacroix