Ernst von Dohnanyi sur son piano Bösendorfer par Sofja Gülbadamova
Ernst von Dohnányi (1877-1960) : Léo Delibes / Dohnányi : Valse sur le ballet de Coppélia - Dohnányi : Pastorale sur un Noël hongrois – Suite dans le style ancien Op 24 – 10 Variations sur un chant populaire hongrois Op 29 – 3 pièces Op 23 - Johann Strauss fils / Dohnányi : Valse du Trésor extraite du Baron Tsigane. Sofja Gülbadamova, piano. 2022. Livret en allemand et en anglais. 67’57’. Capriccio C5519.
Après une première livraison de pièces pour piano (Opus 2, 13,14, 17,41 et deux pièces sans références) enregistrées entre 2014 et 2016, (double CD Capriccio n° C5332), Sofja Gülbadamova continue l’exploration approfondie des œuvres d’Ernst (ou Ernö) Dohnányi, enregistrées cette fois sur le propre piano du compositeur. Au fur et à mesure des années, Sofja Gülbadamova est devenue une spécialiste incontournable de la musique de Dohnányi puisqu’elle a en outre enregistré les deux concertos pour piano et les célèbres Variations sur une chanson enfantine op 25, œuvre virtuose par excellence au répertoire de quelques grands pianistes comme Julius Katchen, Earl Wild, András Schiff ou Zoltán Kocsis.
L’extraordinaire Bösendorfer de Dohnányi datant de 1910 est conservé au Musée de l’histoire de la Musique à Budapest. Il a la particularité d’avoir un clavier concave (voir photo de la pochette ci-dessus) permettant au pianiste d’être toujours à égale distance des touches et ainsi d’éviter aux mains et poignets des positions inconfortables. Cet instrument, sous les doigts experts de Sofja Gülbadamova devient un véritable partenaire grâce à sa sonorité ronde, profonde et chaleureuse typique des instruments Bösendorfer au début du vingtième siècle, et bien éloignée de la sonorité stéréotypée des pianos actuels plus neutres et passe partout.
Tout comme Liszt dont il est considéré comme le digne successeur, Dohnányi est un musicien hongrois aux dons exceptionnels, à la fois compositeur d’envergure, pianiste virtuose, chef d’orchestre et pédagogue réputé ayant formé à l’Académie de Musique Franz Liszt de Budapest toute une génération d’élèves talentueux comme Géza Anda, Annie Fischer, György Cziffra, Georg Solti etc.
Contrairement à ses condisciples Bartók et Kodály, Dohnányi, au tournant du vingtième siècle, ne pourra se résoudre à adopter dans ses compositions les nouveaux langages nationalistes alors en pleine gestation initiés par Debussy, Stravinsky, Prokofiev, Szymanowski, Ravel, Busoni etc, langages que pourtant il appréciait et interprétait en public. La Suite dans le style ancien composée en 1913 est vraisemblablement un aveu subliminal de cette impossibilité.
Cette aisance digitale époustouflante, Dohnányi va la mettre au service de ses propres œuvres dont il laissera de nombreux enregistrements qui s’étalent de novembre 1929 à janvier 1960, un mois avant sa disparition.
Dans un langage post-romantique assumé, Dohnányi compose beaucoup d’œuvres d’inspiration diverses y compris dans le domaine des transcriptions et des paraphrases à la Liszt, où sa virtuosité fait merveille.
Alors très à la mode au dix-neuvième siècle, Dohnányi compose des paraphrases qui sont à la fois spirituelles, virtuoses et élégantes. Certes moins nombreuses que celles de Liszt, elles n’ont cependant rien à leur envier au niveau de leur qualité.
Sofja Gülbadamova nous en propose deux particulièrement caractéristiques qui ouvrent et terminent son enregistrement.
La première paraphrase est écrite d’après la valse lente de l’Acte I du Ballet Coppélia de Léo Delibes (paraphrase enregistrée naguère par Dohnányi et aussi par Géza Anda) où la pianiste allie l’élégance stylistique à l’humour raffiné. La seconde paraphrase tout en panache qui termine brillamment ce disque fait référence aux origines hongroises de Dohnányi qui choisit pour thème l’air célèbre du trésor tiré du Baron Tsigane de Johann Strauss fils.
Dohnányi a composé de nombreuses pièces pour piano originales rappelant encore ses origines hongroises comme cette touchante et simple Pastorale sur un chant de Noël hongrois et les Variations sur un chant populaire hongrois Opus 29 où il s’approche progressivement de Bartók sans pourtant renoncer à son langage romantique où plane l’ombre de Brahms.
Dans les deux cahiers Suite dans le style ancien opus 24 et les Trois pièces opus 23, Ernö Dohnányi montre toute la diversité de son inspiration et si la Suite dans le style ancien pâtit quelque peu d’une écriture trop chargée et complexe, en revanche les trois pièces opus 23 (Aria – Valse impromptu – Capriccio) sont des petits chefs-d’œuvre d’inventivité, de lyrisme et de poésie trouvant une apothéose dans la dernière, le Capriccio, œuvre pétillante et fougueuse à souhait.
Son : 9 Livret : 8 Répertoire : 9 Interprétation : 9
Jean-Noël Régnier