Káťa Kabanová de Leoš Janáček à Liège

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Káťa Kabanová , c’est une tragédie et, comme toute tragédie, elle est souvent annoncée. Le grand écrivain Gabriel Garcia Marquez a d’ailleurs écrit la « Chronique d’une mort annoncée », dont les premiers mots sont plus ou moins : « Il allait mourir ce jour-là » ! La tragédie, quoi que l’on tente ou que l’on fasse, est inéluctable, inexorable. Un autre écrivain, Jean Anouilh, a très bien imagé ce processus fatal : « Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n'a plus qu'à se dérouler tout seul. C'est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien… C'est tout. Après, on n'a plus qu'à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul ». 

Káťa Kabanová  ne veut pas que son mari Tichon, poussé par sa mère, la terrible Kabanicha, s’en aille pour ses affaires au marché de Kazan et la laisse seule. Elle a peur de ce qui va arriver, et qui arrive : la révélation de son amour irrésistible pour Boris. Et la honte, et le suicide.

Káť a n’est pas heureuse à cause de cette belle-mère impitoyable, elle rêve d’autre chose, des rêves qui sont prémonitoires ; elle fait tout pour éviter leur concrétisation. Mais d’autres s’en mêlent, comme sa belle-sœur Varvara, qui lui donne le moyen de rencontrer Boris, seule à seul.Káťa est innocente de cette faute qu’elle ne veut pas commettre et qu’elle doit fatalement commettre. 

Cette « chronique d’une mort annoncée » est une première raison de notre fascination pour l’œuvre.

La partition de  Leoš Janáček va en multiplier la portée : elle est interpellation sensorielle intense. On a pu la qualifier « d’immédiatement émotionnelle » ou encore affirmer que « force déferlante et lyrisme incantatoire font d’elle un fleuve puissant et toujours en crue ». Elle a tant à dire dans ses développements tempétueux, dans ses cris, dans ses emportements, dans ses épisodes « romantiques » plus mélodieux, dans ses évocations folkloriques (ah ! le temps révolu des danses et des chants partagés). Quelle orchestration aussi, quel art du trait solo pour tel ou tel instrument, voix ajoutée à celle qui chante. Quel art de la narration musicale.

Tout cela, Michael Güttler nous l’a donné à vivre et à ressentir grâce à un travail d’analyse minutieux, grâce à sa complicité manifeste et stimulante avec l’Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège.

Quant à Aurore Fattier, connue-reconnue au théâtre, c’est sa première mise en scène à l’opéra. Une réussite. Elle n’a pas cherché à étonner, à interloquer. Non, elle s’est mise au service de l’œuvre, l’enrichissant de quelques points de vue dramaturgiques intéressants. Cette « tragédie rurale » (c’est ainsi qu’on la met en scène encore parfois), elle en montre la pérennité, la vérité perpétuée. Dans les costumes et les accessoires notamment : jeunes femmes en tenue folklorique, vêtements d’aujourd’hui, gsm consultés. Dans la succession des générations impliquées aussi, grâce à quelques figurantes : des petites filles bondissantes ; une jeune femme au milieu du plateau, dernière image de la représentation. Ce sont les sœurs de toujours, les filles à venir de Jana Kurucová. Il y a aussi un recours bienvenu à des images vidéo : des gros plans de visages. Particulièrement celui de Káťa. A la fois beauté esthétique de l’image et plus que pertinente focalisation sur la pauvre héroïne. 

Dans pareil contexte musical et scénique, les voix trouvent les conditions idéales pour s’épanouir au mieux. Anush Hovhannisyan peut se faire véhémente dans l’exposé et le refus de ce qui s’annonce, douloureuse-heureuse dans l’abandon à ses sentiments, écrasée par la honte, décidée au grand départ. Riche et multiple Káťa. Nino Surguladze est glaçante dans sa rigidité sans pitié -mais qui est hypocrite, nous dit Aurore Fattier dans une séquence « torride » avec l’oncle Dikoj incarné par Dmitry Cheblykov. Magnus Vigilius (qui était Siegfried à La Monnaie il y a quelques jours, grand écart !) -Tichon, le fils et mari, et Anton Rositskiy-Boris sont les deux pôles du drame amoureux de Káťa. Deux « masculinités » malmenées, deux « personnalités » si faibles par rapport à celle de Káťa. Jana Kurucovà impose son personnage de Varvara, la fille adoptive, celle dont l’intervention de bonne intention accélère le drame. Alexey Dolgov-Vana Kudrjas, Daniel Miroslaw-Kuligin, Anne-Lise Polchlopek-Glasa et Feklusa, Benoît Scheuren-Pozdnichodec et Beatrix Krisztina Papp-Zena sont les autres rouages tristement bienvenus de la tragédie en marche.

Liège, Opéra Royal de Wallonie-Liège, le 18 octobre 2024

Crédits photographiques : J.Berger / ORW

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