Genève découvre l’envoûtante Sorcière de Camille Erlanger

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Depuis 2017, s’est créée, à Genève, l’Association Ascanio à l’initiative de Guillaume Tourniaire qui veut faire connaître des œuvres musicales injustement oubliées par le biais du concert, de la représentation scénique et l’enregistrement. Ce fut le cas en novembre de cette année-là où une collaboration s’établit entre cette Association et la Haute Ecole de Musique de Genève (HEM) afin de présenter à l’Opéra des Nations la version intégrale d’Ascanio de Camille Saint-Saëns que le chef avait méticuleusement reconstituée. Six ans plus tard, son choix se porte sur un ouvrage aussi méconnu que son auteur, La Sorcière composée par Camille Erlanger entre 1909 et 1912.

Que sait-on de ce musicien né à Paris le 24 mai 1863 et qui y mourut à l’âge de 54 ans le 24 avril 1919 ? Juif alsacien, il fut, dès 1886, élève de Léo Delibes au Conservatoire de Paris, remportant, deux ans plus tard, le premier Grand Prix de Rome devant Paul Dukas. Et c’est en Italie qu’il entreprend la composition de Saint Julien l’Hospitalier, légende lyrique qui lui vaudra un grand succès lors de sa création au Conservatoire de Paris le 26 avril 1896. Il produit ensuite douze opéras, dont Le Juif polonais donné à l’Opéra-Comique le 11 avril 1900 et présenté par Gustav Mahler à Vienne en octobre 1906, ainsi qu’Aphrodite d’après le roman de Pierre Louÿs, créée Salle Favart le 27 mars 1906 avec Mary Garden et Léon Beyle, qui lui vaudra un triomphe. 

Quant à La Sorcière, cet opéra en 4 actes et 5 tableaux est basé sur un livret d’André Sardou d’après la pièce éponyme de son père, Victorien Sardou. Sombre drame que cette action se déroulant à Tolède en 1507 où le chef des archers, Don Enrique, s’éprend éperdument de Zoraya la Mauresque accusée de sorcellerie ! Lui est amenée Joana, la fille de Padilla, le gouverneur, pourfendeur des hérétiques, qu’elle plonge dans un sommeil léthargique lui évitant d’épouser un homme qu’elle n’aime pas. Coup de théâtre ! Le futur époux est… Enrique ! Lors de la cérémonie nuptiale, Zoraya le retrouve : à l’horreur méprisante succèdent la compréhension d’obligations antérieures et le désir de fuir, contrecarré par la venue de Cardenos, agent du Saint-Office, qu’Enrique étrangle. Arrêtée et jugée par le tribunal de l’Inquisition, Zoraya accepte de mourir sur le bûcher si son amant a la vie sauve. Lorsqu’elle tire Joana de son sommeil, Padilla, son père, veut obtenir la libération de la Mauresque. Mais la foule en furie exige le supplice et Zoraya porte à ses lèvres une noix de cire empoisonnée qu’elle transmet à Enrique par un baiser. Tous deux expirent. Mais le corps de la sorcière sera brûlé.

La création du 18 décembre 1912 à l’Opéra-Comique remportera un succès notoire auprès du public par la prestation de Marthe Chenal dans le rôle-titre mais divisera la critique, sensibilisée à la virulente attaque contre le catholicisme espagnol du XVIe siècle, ployant sous le joug de l’Inquisition.

Pour redonner vie à l’ouvrage, Guillaume Tourniaire réunit plus de 180 étudiants de la Haute Ecole de Musique pour rendre justice à une partition orchestrale et chorale révélant une densité d’écriture tributaire de ce réalisme naturaliste fin de siècle teinté de wagnérisme, dont Le Roi Arthus d’Ernest Chausson (création posthume en 1903) et Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas (1907) demeurent les fleurons les plus connus.

Avec son enthousiasme à déplacer les montagnes, Guillaume Tourniaire empoigne ce long ouvrage si complexe entremêlant les motifs conducteurs (que le compositeur nommait ‘sujets musicaux’), dont il s’ingénie à mettre en valeur la luxuriance du tissu orchestral. A tous les pupitres de vents par trois s’ajoutent les harpes, guitares, célesta, timbales percussions et les dix instrumentistes composant la musique de scène. Face à ce corpus massif qui se déploie tout au long des cinq tableaux, les introductions à chaque acte allègent temporairement un discours que les forces chorales ponctuent sauvagement dans la plupart de leurs interventions.

Confrontée à une tessiture massacrante qui taxe lourdement ses moyens, Andreea Soare se jette à corps perdu dans le rôle de Zoraya, quitte à produire des aigus tranchants en un lyrisme passionné qui sait devenir extatique dans la séquence « Nul être au monde n’a vu le jour » ou péremptoire dans le sentencieux « Je suis la douleur et toi, la trahison ! ». Elle a le mérite de soutenir jusqu’au bout de ses forces cette écriture aussi exigeante qu’harassante. Le ténor Jean-François Borras, dont le public lausannois a applaudi ses Werther et Hoffmann, lui donne la réplique avec un Enrique magnifique par un phrasé racé où les effets des clair-obscur lui permettent de filer quelques aigus. Lionel Lhote a la noirceur de timbre impressionnante pour camper Ximénès, Grand Inquisiteur terrifiant, alors qu’Alexandre Duhamel personnifie Padilla, le père de la malheureuse Ioana (Servane Brochard) avec l’arrogance du gouverneur qu’atténuera la volonté de sauver celle qui a redonné vie à sa fille. Face à une Carine Séchaye en méforme jouant Aïsha, la servante dévouée de Zoraya, Marie-Eve Munger brûle les planches avec la sorcière Afrida, virago provocante qui se moque de tout, tandis que Sofie Garcia prête à Manuela sa comparse les inflexions pitoyables du désespoir. Et dix-neuf solistes (!) se chargent des emplois secondaires avec une louable précision. 

Au terme de cette exécution magistrale, le public enthousiasmé applaudit les étudiants de la HEM constituant l’orchestre et le chœur et l’ensemble des solistes, tout en ovationnant l’instigateur de cette découverte, Guillaume Tourniaire. Et qu’on se le dise, un enregistrement intégral paraîtra l’an prochain !

Genève, Victoria Hall, le 12 décembre 2023

Crédits photographiques : Sarah Matray

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