Bach sous les masques vénitiens, par un touchant Justin Taylor sur le clavecin d’Assas

par

Bach & L’Italie. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Fantaisie chromatique, BWV 903 ; Concerto italien en fa majeur BWV 971 ; Toccata en mi mineur BWV 914 ; Andante [Concerto en si mineur BWV 979] ; Largo [Concerto en sol majeur BWV 973] ; Concertos en ré majeur, en ré mineur, en fa majeur BWV 972, 974, 978 ; Largo e spiccato [Concerto pour orgue en ré mineur BWV 596] ; Allegro [Concerto pour orgue en do majeur BWV 594] ; Andante [Concerto en do majeur BWV anh. 151] ; Fantaisie BWV 921. Antonio Vivaldi (1678-1741 ) : Largo [Concerto pour flûte en do majeur RV 443]. Alessandro Scarlatti (1660-1725) : Arpeggio ; Largo [Toccatas en ré mineur, en sol mineur]. Benedetto Marcello (1686-1739) : Adagio [Sonate VII]. Justin Taylor, clavecin. Mars 2023. Livret en français, anglais, allemand. TT 71’38. Alpha 998

Si l’on excepte sa participation au pavé « BACH 333 » publié par Deutsche Grammophon (vol. 126, 128-131, 132, 136, 137, 201-204), voici le premier album que Justin Taylor consacre à Johann Sebastian Bach. Plutôt qu’aborder un corpus constitué, le jeune claveciniste a butiné dans les œuvres qui relèvent de l’influence italienne, notamment ces transcriptions écrites alors que le Cantor avait sensiblement le même âge que lui. À l’instar du quatrième volume de l’intégrale du Klavierwerk par Benjamin Alard (Alla Veneziana), le programme se penche sur les arrangements de concertos, dont ceux d’après Vivaldi qu’Olivier Baumont, professeur de l’artiste franco-américain au Conservatoire de paris, avait compilés chez Erato (1999).

Trois sont donnés dans leur forme complète (BWV 971, 972, 974, 978), quand d’autres sont échantillonnés (BWV 973, 979) au gré d’un Largo ou d’un Andante. Divers autres mouvements modérés, de Bach lui-même mais aussi de Vivaldi, Alessandro Scarlatti ou Benedetto Marcello, rééquilibrent les propensions virtuoses de cette anthologie et en confortent la vocalité. Les acrobaties et pyrotechnies de ce répertoire sont bien là : les moulinets du Grosso Mogul, quelle souplesse de poignets !, l’ornementation fulgurante inculquée au BWV 974, l’aisance de projection (BWV 972, 978 y compris les effets d’écho concertino/ripieno) qui rappelle Andreas Staier, sans une once de crispation. Surtout, précieuse vertu : la vélocité n’est pas convoitée en soi, elle ménage l’aération du texte (introduction de la Toccata), instille des espaces de respiration qui rendent le lyrisme d’autant précieux.

La densité, la volubilité des partitions se trouvent compensées par les textures satinées et le médium limpide de l’instrument du château d’Assas, transmué en une pure argyropée. Un bijou cher à Scott Ross, et que Justin Taylor avait découvert en 2019. Le sollicitant dans un émouvant florilège ramélien, dont nous avions vanté la sage tempérance : « à un âge où l’on pourrait vouloir encore se distinguer par la disruption, par l’égo ébouriffé, c’est d’oser ce bon goût de ne pas céder aux sirènes de la surexposition, du rubato intempestif et des courses folles. Rien d’intrusif donc, ni pose tape-à-l’œil ni vain panache, mais une connivence ». On pourrait réitérer cet éloge au sujet du présent disque, quand les doigts conquièrent une telle saine liberté, garante d’une touchante éloquence, impondérable dans les Andante BWV 971 (et non 571 comme indiqué par erreur page 7) et BWV 979 où flottent comme des vapeurs de malinconia sur la lagune de la cité sérénissime.

Le phrasé s’émancipe de toute sclérosante rigueur pour mieux chanter, et troubler l’âme. Preuve dans le Largo RV 443 où Justin Taylor, plutôt que scander l’accompagnement, n’hésite pas à nébuliser l’enchanteresse mélodie du Prete Rosso sur un contretemps sciemment distillé. La précision du toucher sait s’abandonner aux exigences de la sensibilité. Au-delà de son approche minutieuse, de la nécessaire netteté de perspective, l’interprète parvient à inscrire son urbanité sous des ciels transparents dignes de Canaletto. Quoique son esthétique védutiste relèverait peut-être encore davantage des tentations impressionnistes d’un Francesco Guardi (1712-1793). Peindre, honorer les modèles, mais sans oublier les lumières argentées baignant les pièces qui inspirèrent Bach émerveillé par la latinité. Évoquer, s’attendrir : admirer comment, en fin de parcours, le Largo BWV 973 se prête à une grâce toute couperinienne ne fait que confirmer la subtile magie qui distingue ce disque. Qu’on en attendît du verbe et de la faconde : les voilà, démasqués par un raffinement qui fait de Justin Taylor un suprême et attachant poète.

Son : 9 – Livret : 8,5 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

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