Harriette Krijgh affronte les concertos de Dvořák et Elgar, mais avec un orchestre sans âme
Antonín Dvořák (1841-1904) : Concerto pour violoncelle et orchestre en si mineur op. 104. Sir Edward Elgar (1857-1934) : Concerto pour violoncelle et orchestre en mi mineur op. 85. Harriet Krijgh, violoncelle ; Tonkünstler-Orchester, direction Martin Sieghart. 2024. Notice en allemand et en anglais. 70’ 52’’. Capriccio C5534.
La violoncelliste hollandaise Harriett Krijgh (°1991), qui a étudié à Vienne où elle réside, a déjà, malgré son jeune âge, une belle carrière derrière elle. Invitée par des orchestres européens, américains ou asiatiques, elle se produit dans de nombreux festivals, dont celui qu’elle a créé en Autriche sous le nom de « Harriett & Friends », qui en sera à sa quatorzième édition l’été prochain. Elle compte à son actif une discographie de qualité : deux albums, dont un Vivaldi, pour Deutsche Grammophon, et six pour Capriccio, où l’on retrouve des concertos ou de la musique de chambre de Haydn, Schubert, Schumann, Brahms, Franck, Fauré, Debussy, Rachmaninov, Kabalevsky… Cette nouvelle parution chez Capriccio propose un couplage audacieux, celui de deux œuvres-phares du répertoire pour le violoncelle, que chaque virtuose digne de ce nom se doit d’inscrire à son palmarès. Elle y fait la démonstration de son expressivité émotionnelle, qualité essentielle de son jeu, qui s’exprime sur un Domenico Montagnana (Venise, 1723), instrument qui lui est prêté par la Fondation Angelika Prokopp.
Le Concerto pour violoncelle op. 104 de Dvořák est la dernière œuvre qu’il compose lors de son séjour américain, pendant l’hiver 1894/95. Il sera créé à Londres le 19 mars 1896 par le Britannique Leo Stern (1862-1904), sous la direction du compositeur. Comme l’écrit Guy Erismann dans sa biographie consacrée au créateur (Fayard, 2004, p. 331)), le violoncelle s’y trouve somptueusement narratif et altier avec un orchestre d’une véritable épaisseur symphonique dans le tutti, et d’une très présente discrétion dans les parties dialoguées. Harriett Krijgh souligne avec clarté l’élan de l’Allegro initial et toute la chaleur du phrasé, la finesse lyrique et le discours mélodique de l’Adagio ma non troppo, et offre au final sa portée de noblesse et d’élégance, mais aussi de rêve. Ce n’est pas, dans le chef de la soliste, une version fière ou volontaire, comme il en existe dans la discographie, mais plutôt un parcours à dominante poétique, que de fines couleurs viennent souligner avec un vrai sens du chant instrumental. Mais Harrriet Krijghon n’est pas valorisée par l’accompagnement orchestral du Tonkünstler-Orchester, formation fondée au début du siècle dernier, qui s’est développée en Basse-Autriche, avec, à sa tête, des chefs comme Walter Weller, Fabio Luisi ou Andrés Orozco-Estrada. Le présent enregistrement, effectué à l’auditorium de Grafenegg, dans le district de Krems, du 6 au 11 mai 2024 a été confié au chef autrichien Martin Sieghart (°1951), qui a été l’assistant de Gennadi Rozhdestvensky et est lui-même violoncelliste. La très présente discrétion dans les parties dialoguées, soulignée par Erismann, fait place à un édifice plutôt bruyant, parfois criard, sans grande âme ni nuances, avec des moments sans lyrisme ; l’orchestre ne fournit pas tout à fait à la soliste l’écrin qu’elle mérite. La prise de son n’est pas idéale non plus, le violoncelle si chaleureux de Harriett Krijgh semblant souvent placé en retrait.
Le Concerto pour violoncelle op. 85 d’Elgar convient bien à l’expressivité émotionnelle de Harriett Krijgh. Cette page tardive, créée à Londres en 1919 par Felix Salmond (1888-1952), sous la direction du compositeur, est, elle aussi, intensément lyrique, passionnée et douloureuse, mais aussi contemplative et tourmentée. La soliste est à l’aise dans ces sentiments qu’elle déclame avec une éloquence distinguée, tout en assurant de la profondeur à un discours altier et noble. Mais là non plus, l’orchestre ne séduit qu’à moitié. On est loin de la mise en valeur récente d’Antonio Pappano, à la tête du London Symphony Orchestra, pour le violoncelle de Gautier Capuçon.
Harriett Krijgh aura sans doute l’occasion, dans sa carrière, de graver à nouveau ces piliers du répertoire avec une formation qui magnifiera son jeu subtil. C’est tout le bien qu’on lui souhaite, après cette gravure globalement décevante, qui ne modifie en rien la discographie connue, qui recèle, il est vrai, tant de versions remarquables.
Son : 7 Notice : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 7
Jean Lacroix