Henri-Franck Beaupérin à propos de Jean-Louis Florentz
Le 15 septembre se révélaient les cinq indispensables de notre sélection discographique « Orgues du soleil ». Parmi laquelle l’exotisme chaleureux et onirique d’un voyageur féru d’Afrique, Jean-Louis Florentz (1947-2004), à travers l’enregistrement d’Henri-Franck Beaupérin à la Cathédrale d’Angers (Art&Musique. Mai 2011). « Je crois absolument en l’existence d’une beauté objective, intemporelle et universelle » cite volontiers cet éminent organiste français qui nous a accordé quelques mots sur ce CD, sur la musique de Florentz et sur le lien qu’il entretient avec elle.
Henri-Franck Beaupérin, comment avez-vous découvert Florentz, sa musique ?
Je connaissais Jean-Louis Florentz depuis très longtemps, notamment par mon confrère et ami Michel Bourcier qui avait été le premier à jouer ses œuvres dans les années 1980. J’avais assisté aux premiers concerts où Michel avait joué les Laudes à Nantes, puis à la création de Debout sur le soleil à St-Eustache. À l’époque, j’étais à la fois dérouté par la forme si complexe de ces œuvres, et fasciné par l’usage envoûtant qu’il faisait de l’orgue, inspiré de la tradition symphonique et la dépassant.
Plus tard, Florentz ayant été nommé compositeur en résidence à l’Orchestre Philharmonique des Pays de la Loire, j’avais proposé qu’il soit membre du jury du concours d’orgue qui depuis porte son nom à Angers et nous avons fait plus ample connaissance. Il avait été fasciné par l’orgue d’Angers, notamment par le « Cornet harmonique » du Récit qui, par le biais des accouplements d’octaves, peut être porté à quinze rangs, ce qui est assez unique. Dès ce moment, il m’avait sollicité pour jouer sa musique, mais j’étais gêné par le fait que la plupart de ses œuvres réclament un ou plusieurs assistants non seulement pour la registration (l’orgue d’Angers n’avait pas encore de combinateur informatique à l’époque) mais aussi pour jouer une troisième ou une quatrième main, ce qui évidemment créait des difficultés de diffusion.
Qu’est-ce qui vous motivé à transcrire L’Anneau de Salomon ?
Le principe d’une transcription permettait précisément de contourner ce problème puisqu’il serait possible de la rédiger pour qu’elle soit entièrement jouable par une seule personne. Et Florentz était enthousiasmé à cette idée parce que cela permettrait de réaliser son rêve de faire de L’Anneau de Salomon le support d’une chorégraphie, ce qui n’avait pas encore été réalisé en raison des moyens titanesques requis : un grand orchestre symphonique avec de nombreuses percussions, un chœur de 60 chanteurs, une troupe de danseurs (dont Florentz désirait absolument qu’ils soient noirs)... et ne l’a malheureusement toujours pas été à ce jour.
Par la suite, après la mort de Florentz, j’ai été grandement aidé dans mon travail de transcription par Anne, son épouse, qui m’a communiqué sa propre adaptation pour piano, rédigée sous le regard de son mari, et qui donnait de précieuses indications de répartition polyphonique et de réduction pour le clavier.
Comment décririez-vous la technique musicale de Florentz pour ces trois pièces ?
L’écriture de Florentz, que ce soit à l’orgue ou à l’orchestre, se singularise notamment par la superposition de polyphonies indépendantes. Ce principe a de multiples incidences sur la réalisation pratique à l’orgue : la généralisation des polyrythmies entre les deux mains et les pieds (je vois ici par exemple un passage des Colonnes de corail avec des sixtes parallèles en croches à la pédale, et simultanément un motif de main gauche en quintolets imitant les ondulations de la mer, et à la main droite un chant à deux voix dans le lointain en sextolets). Par ailleurs, chacun de ces « personnages rythmiques » a sa durée de vie propre, ce qui génère une registration par tuilages, un nouvel élément apparaissant alors que l’ancien passe au second plan...
Inversement, son écriture orchestrale s’inspire des particularités de l’orgue, notamment par l’usage de mélodies superposées à intervalles fixes, comme des jeux de mutations ; ce qui, évidemment, dicte en quelque sorte la rédaction de la transcription.
Comment avez-vous procédé pour l’enregistrement de ces œuvres
L’interférence entre l’orgue d’Angers et mon travail de transcription a été permanente, l’orgue me servant quotidiennement de laboratoire pour tester les effets d’écriture et de registration que j’envisageais. Ensuite, il a fallu programmer le combinateur, installé pour la circonstance, pour rendre de manière fluide ces tuilages de registration : je me souviens avoir enregistré, pour ces trois œuvres, environ 350 combinaisons.
À l’enregistrement, nous avons fait en sorte de jouer de la spatialité de l’instrument, chaque clavier étant stéréophoniquement localisé -entre le Grand-Orgue central et enveloppant, le Positif lui répondant au premier plan, et le Récit surplombant le tout et pouvant disparaître grâce à sa boîte expressive très... expressive (!)- afin que les alternances de plans sonores évoquent ceux des instruments de l’orchestre. Dans la Croix du sud, quelques effets de double-pédale ou de « troisième main » n’étaient pas réalisables tels quels, et nous avons recouru au re-recording, la virtuosité de l’ingénieur du son, Jean-Yves Martineau, fondant le tout pour rendre les trucages indécelables.
Le langage, le style musical de Florentz ont-ils des antécédents, des équivalents, une postérité ?
Il est assez étrange de voir que, si Florentz a mis longtemps à s’imposer dans le paysage musical, son influence est désormais déterminante de sorte qu’il n’est pas un organiste qui ne le cite comme un jalon essentiel de la fin du XXe siècle. Bien sûr, son œuvre est désormais universellement jouée, et les difficultés qu’elle présentait à l’origine sont désormais considérées comme faisant partie du bagage technique normal de tout organiste. On voit aussi de plus en plus d’improvisateurs s’inspirer de l’atmosphère harmonique et rythmique de sa musique, qui devient un nouveau standard. Et de jeunes compositeurs (je pense à Jean-Baptiste Robin, Guillaume le Dréau, Grégoire Rolland... - que ceux que j’oublie me le pardonnent !) intègrent ses techniques d’écriture dans leur propre langage.
Reste un ultime domaine dont Florentz appelait l’évolution de ses vœux, celui de la facture d’orgues pour laquelle sa musique ouvre des voies potentiellement prolifiques : le développement des jeux de mutations de rang élevé et à résultantes graves ; le jeu assisté par ordinateur, tant pour les registres que pour les notes ; l’ergonomie d’une console supprimant toute limitation technique...
Quels autres enregistrements recommandez-vous, soit les vôtres, soit ceux d’estimés confrères ?
La quasi-totalité de l’œuvre de Florentz existe dans une version « de référence » établie du vivant du compositeur, que ce soit pour les œuvres d’orgue (Michel Bourcier, Olivier Latry, Béatrice Piertot) ou d’orchestre (Hubert Soudant, Emmanuel Krivine, Günther Herbig, John Nelson), vocales (Nicole Corti) ou instrumentales (Yves Potrel). Une intégrale de l’œuvre pour orgue (sans l’Anneau de Salomon) a été gravée en 2014 par Thomas Monnet, et de nombreux enregistrements d’œuvres isolées sont désormais disponibles, sans compter les multiples versions diffusées sur Internet. Il faut aussi parler de l’important travail des éditions Symétrie qui publient de nombreuses études sur Jean-Louis Florentz et son œuvre ; en particulier le récent Jean Louis Florentz et l’orgue de Michel Bourcier (2018), qui dévoile un grand nombre de clés de l’univers symbolique du compositeur.
Propos recueillis par Christophe Steyne
Crédits photographiques : DR
1 commentaires