Immersion poly-instrumentale dans l’univers du clavier ancien avec Corina Marti

par

KeyNotes. Musique européenne ancienne pour claviers. Corina Marti, clavisimbalum, claviciterium, organetti, orgue de l’église Saint-Nicolas d’Altenbruch. Mai & août 2019. Livret en anglais, allemand, français. TT 65’39. Ramée RAM 1916

Le projet rappelle le superbe album Mayster Ob Allen Meystern de l’ensemble Tasto Solo (Passacaille, 2008). Entrons. L’érudite et poétique notice de Mikhail Lopatin accompagne la visite guidée du clavier ancien en ses principaux foyers européens, « de la polyphonie parisienne du milieu du XIIIème siècle à la musique de la fin du XVème siècle ». L’occasion de se pencher sur quelques sources majeures de l’époque, inventoriées en page 4 : Chansonnier du Roi, manuscrit Pluteus de Florence, Codex Las Huelgas, Codex Montpellier, Robertsbridge Codex, Codex Squarcialupi, Codex Faenza, Buxheimer Orgelbuch...

Savant écheveau, le programme ne se sédimente pas selon la chronologie, mais se structure par thèmes et genres, non sans recoupements. D’abord, des clausulae dérivées de l’organa de l’École de Notre-Dame, un motet d’après Philippe de Vitry, cet éminent témoin de l’Ars Nova, et le Chose Tassin réinventé en air de danse par l’interprète. L’estampie assure la transition avec la seconde partie de l’anthologie : des tablatures italiennes et allemandes, au gré de paraphrases de plain-chant, de chansons, de preambulae, dont une rare pièce en collection privée, tirée de la compilation d’Adam Ileborgh (1448). On trouve aussi deux pages du Manuscrit de Strasbourg (Stella pia, Molendinum de Paris) préservées par Edmond de Coussemaker, le Mit ganczem Willen wünsch ich dir attribué à Conrad Paumann (Lochamer Liederbuch), et encore l’entêtant Redeuntes in mi qu’on pourra réentendre par Harald Vogel à l'église de Rysum (Organeum, juin 1989). Le voyage se poursuit avec « les voix des anges, des humains, des oiseaux » : des madrigaux d’après Jacopo da Bologna, Giovanni da Firenze et Francisco Landini, dépourvus de leur ligne vocale mais agrémentés par Corina Marti. Le Cantano gl’angioletti Sanctus nous ramène aux auspices mystiques du début et nous abandonne sur deux Benedicamus Domino, puisant aux manuscrits de Burgos et Padoue (conservé à la Bodleian Library d’Oxford).

Dans pareil labyrinthe, Corina Marti tisse en solo son fil d’Ariane sur un panel de cinq instruments. Quatre sont des reconstitutions récentes : deux ancêtres du clavecin, à cordes pincées (un clavicythérium, un clavicymbalum) réalisés en 2000 et 2010, et deux organetti du facteur Stefan Keppler. On aurait aimé que le livret indiquât la répartition des œuvres entre ces instruments, nous expliquât le choix de cette attribution, et s’illustrât de quelques photos. Au demeurant, dans une acoustique aérée et précise (église St. Leodegar de Möhlin en Suisse alémanique), l’interprète se montre fluide et habile sur chacun d’eux, laissant harmonieusement respirer le phrasé en des partitions où priment les rencontres harmoniques et la conduite agogique. Oserait-on seulement préférer une lecture un peu plus pulsée du Tribum quem non abhoruit ?

Toutefois, une question qui n’est point un détail : mazette, pourquoi avoir choisi l’orgue de la Nikolaïkirche d’Altenbruch ?! Certes un des plus anciens d’Europe (une part, congrue, de sa tuyauterie remonte à la fin du XVe siècle) mais dont le tempérament baroquisant inculqué en 2004 se montre bien éloigné du parcours médiéval et Renaissance que nous entendons ici ! Non loin de là, la Jacobikirche de Lüdingworth est de celles qui conservent le plus grand nombre de tuyaux d’esthétique Renaissance (c.1599) encore jouables dans un orgue allemand. Et pour un tel répertoire, le tempérament mésotonique restitué par Jürgen Ahrend s’avérât bien moins contestable que le « Werckmeister III » d’Altenbruch. À ceci près et pour ne pas conclure sur une sévère réserve, on saluera cette performance qui, dans la lignée du Faventina de Mala Punica (Ambroisie, 2005), décloisonne : profane et sacré, liturgie et élan chorégraphique. Retisser une trame unifiée, aussi inventive que crédible, en explorant, s’appropriant et fantasmant les traces musicales de deux lointains siècles, c’est là que réside le talent d’illusionniste qui s’exprime en ce disque : entre vestige de ce qui put être et vertige de ce qui ne fut jamais.

Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9

Christophe Steyne

 

 

 

 

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