Fanny Clamagirand conforte sa magnifique complicité avec Saint-Saëns

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Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Transcriptions pour violon et piano [du compositeur, sauf mention contraire] : Danse macabre, op. 40 ; Jota aragonaise, op. 64 ; Le Déluge, op. 45 (Prélude) ; Havanaise, op. 83 ; Introduction et Rondo capriccioso, op. 28 [arr. Georges Bizet] ; Prière, op. 158 bis ; Caprice andalou, op. 122 ; Air de Dalila « Printemps qui commence » ; Caprice d’après l’Étude en forme de valse [arr. Eugène Ysaÿe]. Fanny Clamagirand, violon ; Vanya Cohen, piano. 2021. 68’01. Livret en anglais et en français. 1 CD Naxos 8.574314


On ne pourra pas accuser Naxos et Fanny Clamagirand d’exploiter le centenaire de la mort de Camille Saint-Saëns, guidés par le seul opportunisme. Ils ont en effet commencé à enregistrer ce compositeur il y a plus de dix ans, et ce CD est le quatrième qui lui est consacré.

En 2009, âgée d’à peine vingt-cinq ans, Fanny Clamagirand gravait déjà les trois concertos achevés (avec le Sinfonia Finlandia Jyväskylä sous la direction de Patrick Gallois). Pourtant, en-dehors du Troisième, peu s’y risquent. C’est qu’il faut avoir quelque chose à dire… C’était donc déjà son cas, avec une maturité, une finesse, un éclat, remarquables.

En 2011, et en deux fois, c’était au tour des œuvres pour violon et piano, en compagnie de Vanya Cohen. Était-ce de jouer avec une seule partenaire, avec qui elle pouvait s’exprimer plus facilement qu’avec tout un orchestre, lequel s’était montré par moments un peu massif ? Toujours est-il que Fanny Clamagirand y faisait preuve d’encore plus d’autorité. Certes, dans ces deux CD, tout n’est pas impérissable. Mais bien des pièces valent mieux que le quasi-oubli (à l’exception de la Première Sonate -qui aurait inspiré la fameuse « Sonate de Vinteuil » de Marcel Proust) dans lequel elles étaient presque toutes tombées.

Ces trois albums avaient dévoilé une violoniste de très grand talent. Sa palette de sonorité, notamment, faisait grande impression. Difficile de croire qu’elle pouvait tirer tout cela d’un seul et même violon... Et pourtant, c’est bien un surprenant instrument vénitien réalisé par Matteo Goffriller au tout début du XVIIe siècle qu’elle joue depuis ses quinze ans. Cela est encore plus éclatant avec ce dernier album, où Fanny Clamagirand fait preuve d’une variété de couleurs, de dynamiques, d’intensités, de vibratos, digne de ceux qui ont une maîtrise supérieure de leur instrument, pour en avoir assimilé toutes les techniques possibles, et être capable d’en combiner les paramètres avec autant de maîtrise que d’imagination.

Heureuse idée que de commencer par la célèbre Danse macabre, même si l’on peut regretter que le compositeur, pour cet arrangement du poème symphonique, n’ait pas repris son idée géniale de désaccorder la corde aigue du violon solo, lui offrant ainsi aux accords du début une sonorité acide réellement glaçante (il est vrai qu’avec tout un orchestre, d’autres violons peuvent se charger de ce qui devient difficile à jouer avec un instrument désaccordé). Cela étant, Fanny Clamagirand n’y va pas pour autant précautionneusement. Elle n’a pas peur de faire peur, et sa Danse macabre impressionne. La prise de son laisse malheureusement Vanya Cohen un rien en-deçà, et le piano n’en ressort pas toujours tout à fait avec autant de percussion que le violon. Il y a pourtant, dans tout cet album, un excellent équilibre musical entre les deux instruments, la pianiste sachant s’imposer, et la violoniste lui laisser la place.

Dans la Jota aragonaise Fanny Clamagirand montre la musique espagnole (très présente dans ce CD, avec également la Havanaise, Introduction et Rondo capriccioso et le Caprice andalou) sous l’angle de la fierté et de la douleur, davantage que du charme et de la nostalgie. Elle fait preuve dans toutes ces pièces d’un chic, d’une ardeur, d’une flamboyance...

Il faut avouer que l’arrangement pour violon et piano du Prélude du Déluge n’est pas aussi prenant que la version originale, dans lequel le violon solo n’intervient que dans la troisième partie. Il en acquiert une force expressive, telle une réminiscence de la création de l’être humain, que l’on ne retrouve pas quand il est présent depuis le début, accompagné du seul piano au lieu du moelleux de l’ensemble des cordes de l’orchestre.

Fanny Clamagirand semble se jouer littéralement de toutes les difficultés de la Havanaise, les transformant en jeu avec une certaine jubilation. Sa liberté rythmique, sans pour autant perdre la pulsation, est irrésistible.

Elle nous épargne les effets faciles habituels de l’Introduction et Rondo capriccioso dans lequel elle trouve des accents et du mordant qui nous éloigne de l’écueil de la virtuosité un peu vaine auquel nous sommes parfois confrontés. À cet égard, la fin (la fameuse dernière page redoutée de tous les apprentis violonistes) n’est pas prise à un tempo d’enfer (ce qui permet, du reste, de faire passer, l’air de rien, quelques notes délicates...), mais la lisibilité et la clarté y sont exemplaires ; c’est bien plus difficile... et bien plus brillant !

La Prière a été écrite à l’origine pour violoncelle et orgue. Le piano n’a bien sûr pas la même résonnance liturgique, mais ce que l’on perd en imagination, on le gagne avec une plus grande présence due aux attaques plus nettes, réhaussée par la sonorité à la fois ardeur et aérienne de Fanny Clamagirand. 

Retour en Espagne avec le Caprice andalou, mais avec une transition bienvenue, car il commence dans une atmosphère plutôt recueillie. Ce n’est que par la suite qu’il prend une tournure plus virtuose et fantaisiste, sans toutefois atteindre l’inspiration de la Havanaise ou du Rondo capriccioso. Heureusement, l’interprétation compense en partie ce relatif manque d’originalité.

Étonnamment, il n’y a qu’une seule pièce d’origine vocale dans cet album : l’air de Dalila Printemps qui commence, extrait de Samson et Dalila, transcrit pour violon et piano à la demande de la Reine Élisabeth de Belgique, violoniste amateur et amie du compositeur. Nous perdons l’accompagnement sensuel de l’orchestre (harpe, harmoniques des cordes) au bénéfice d’un piano pudique, qui permet à Fanny Clamagirand d’exprimer une douleur tout en retenue. 

L’album se termine avec le Caprice d’après l’Étude en forme de valse (à l’origine pour piano) d’Eugène Ysaÿe d’après une étude pour piano. La virtuosité y est ostensible. Mais la violoniste sait retrouver le charme, le chic et la vélocité qui font tout le sel de ces pièces... quand les pianistes ont assez de talent pour l’en extraire. Indubitablement, Fanny Clamagirand possède également ce talent !

Il ne reste plus à Naxos que de lui proposer d’enregistrer les pièces avec orchestre, hors concertos. Certes, la plupart sont déjà disponibles dans leurs versions avec piano. Celle-ci est parfois préférable -c’est le cas des Romances (même si le titre ne doit pas nous tromper ; tout n’y est pas « fleur bleue ») : leur caractère intimiste en rend cette version tout à fait adaptée, alors que la version orchestrale est plus extravertie, ou au moins aussi pertinente- comme pour le Caprice andalou, où il s’agit surtout d’accompagnement, pour lequel l’orchestre n’apporte pas grand-chose. En revanche, le compositeur a écrit pour la Havanaise et l’Introduction et rondo capriccioso des parties d’orchestre très travaillées, et les versions orchestrales ont beaucoup plus de portée qu’avec le seul piano (sans compter le Prélude du Déluge ; nous avons déjà parlé de sa version originale, nettement plus profonde). Pour être tout à fait complet (même si l’orchestration ne dit rien à Saint-Saëns), on pourrait y ajouter le Caprice d’après l’Étude en forme de valse d’Eugène Ysaÿe, qui existe dans les deux versions, celle avec orchestre réservant quelques jolies surprises que ne laissent pas deviner celle avec piano.

Et puis, nous ne disposons pas du Morceau de concert Op. 62 (parfois considéré comme un Quatrième Concerto inachevé) dont la texture transparente de la partie de violon conviendrait très bien à Fanny Clamagirand. Et enfin, s’il reste de la place, La Muse et le Poète, pour violon, violoncelle et orchestre, aurait ainsi l’opportunité de sortir de son injuste quasi-oubli ; même s’il s’agit d’une pièce assez académique, nul doute que la jeune violoniste, en compagnie bien choisie, saurait en donner une lecture digne d’intérêt.

À vrai dire, ce CD existe déjà chez Naxos (avec seulement les pièces qui ne doivent rien à un autre compositeur -donc sans le Caprice d’après l’Étude en forme de valse-, et qui ne font pas appel à un autre instrument soliste -donc sans La Muse et le Poète). Il a été enregistré en 2014 et 2016 par Tianwa Yang, plus extravertie et spectaculaire, mais aussi à fleur de peau, que ce que nous pourrions imaginer de Fanny Clamagirand au vu de ses enregistrements déjà réalisés.

Son : 10 – Livret : 9 – Répertoire : 8 – Interprétation : 10

Pierre Carrive

 

 

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