Jorge Bolet, grand parmi les grands

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Jorge Bolet, Vol. III. Frédéric Chopin (1810-1849):12 Etudes, Op. 25; Fantaisie-Impromptu, Op. 66; Andante spianato et Grande polonaise, Op. 22; Polonaises Op. 40 N°1, Op. 40 N°2, Op. 53. Ludwig van Beethoven (1770-1827): Concerto pour piano et orchestre N° 5, OP. 73*. Robert Schumann (1810-1856): Sonate pour piano N° 3, Op. 14 ; Schumann/Liszt (1811-1886): Frühlingsnacht ; Edvard Grieg (1843-1907): Ballade, Op. 24 ; César Franck (1822-1890): Prélude, Aria et Final ; Claude Debussy: Images, deuxième livre; Masques. Norman Dello Joio (1913-2008): Sonate pour piano N° 2 ; Leopold Godowsky (1870-1938): Métamorphoses symphoniques sur des thèmes de Johann Strauss, N° 2 « Die Fledermaus ». Jorge Bolet (piano), *RSO Berlin, Moshe Atzmon (direction). 2019- 3 CD-ADD-223’88-Textes de présentation en allemand et en anglais- Audite 21.459

Si le pianiste américain d’origine cubaine Jorge Bolet (1914-1990) fut longtemps ignoré en Europe avant qu’il ne commence à enregistrer pour Decca à partir de 1979, il fut cependant un visiteur assez régulier des studios des radios de Berlin-Ouest au temps de la guerre froide, ceci dans le cadre de la politique culturelle menée par les autorités américaines dans la ville coupée alors par le Mur. 

Pour ce troisième volume d’enregistrements berlinois, Audite est allé puiser de précieux documents dans les archives de la radio publique Sender Freies Berlin. Les captations réalisées entre 1961 et 1974 (et probablement en public, mais ce n’est pas précisé) sont restituées dans un son généralement excellent, restituant remarquablement la fabuleuse sonorité de velours de cet immense pianiste. Quant aux interprétations, elles sont -à une exception près, un Andante spianato et Grande Polonaise de Chopin distingué mais distant et assez oubliable- d’une qualité exceptionnelle, témoignages précieux de l’art d’un musicien aux moyens techniques apparemment illimités mais invariablement mis au service de la musique.

Ouvrant une belle sélection d’oeuvres de Chopin -quoique enregistrées dans une acoustique un peu cotonneuse- les Etudes de l’Opus 25 sont une merveille. La douceur des aigus de l’instrument aux basses un peu nasales donnent à penser que c’est un Bechstein qui est utilisé aussi. Dès la première étude, les moyens techniques hors-pair, l’extraordinaire beauté sonore et l’infinie gamme de couleurs de Bolet font de chacune de ces oeuvres un joyau. Aucune difficulté ne lui fait peur, et les passages en tierces de la Sixième comme ceux en octaves de la Dixième sont magnifiques. L’égalité de toucher du pianiste dans la redoutable Onzième étude et la façon dont Bolet y pétrit le son de la main gauche sont saisissantes.

Dans la Fantaisie-Impromptu, le grand pianiste fait preuve d’un élan irrésistible, mais aussi d’élégance et de poésie. 

Les deux Polonaises de l’Op. 40 sont jouées avec beaucoup de tenue, et la Polonaise Héroïque, Op. 53 fascine par la réserve aristocratique et l’élégance d’un l’interprète adversaire de tout exhibitionnisme.

Le Cinquième concerto de Beethoven -très bien accompagné par le chef israélien Moshe Atzmon- nous montre un Bolet alliant une phénoménale aisance à une discipline et un classicisme qui rappellent beaucoup Casadesus ou Rubinstein. Dans le premier mouvement, on admire cette puissance sonore toujours remarquablement maîtrisée, l’articulation parfaite et l’autorité de l’interprète qui, dans la cadence, subjugue par la variété de son toucher et son usage restreint de la pédale. Dans l’Adagio, Bolet combine dramatisme et lyrisme dans une interprétation qui -parée d’une infinie variété de couleurs- ne cesse de chanter. Quoique enlevé avec beaucoup d’entrain, le Finale ne se maintient pas tout à fait au même niveau. 

L’interprétation de la rare Troisième Sonate de Schumann est une véritable merveille. Bolet y fait preuve de la clarté, la poésie, la pudeur, l’imagination et, surtout, de ce sens du rêve et du mystère qui distinguent les plus grands interprètes de ce compositeur. Et on ne vous a encore rien dit de la véritable course à l’abîme qu’est le Finale, Prestissimo possibile.

La Ballade de Grieg (privée de sa Variation N° XII) reçoit une interprétation fine et poétique.

Le Prélude, Aria et Final de Franck n’a rien de guindé ni de sentimental, mais est ici toujours digne et noble. Après une Aria un peu solennelle, Bolet nous offre un Final félin où il clarifie sans mal des textures qui pourraient en d’autres mains se révéler épaisses.

Le deuxième cahier d’Images de Debussy que nous offre ici le pianiste américain est tout simplement fabuleux. Cloches à travers les feuilles est mystérieux et hiératique, avec une sonorité profonde et chatoyante et une remarquable maîtrise de la pédale. On atteint là l’idéal du « piano sans marteaux » voulu par le compositeur. Mais rien ici de languissant, et le mystère reste entier. Et la lune descend sur le temple qui fut subjugue par une indicible poésie et cette façon de toujours faire chanter la musique, ornée de précieuses couleurs irisées. Bolet fait ensuite de Poissons d’or un vrai ballet aquatique. Après cette superbe démonstration de coloriste, Masques surprend un peu par une approche à la pointe sèche, quasi stravinskyenne.

Jorge Bolet explorait volontiers le répertoire contemporain et offre ici une très belle version de la peu connue Deuxième sonate pour piano (1948) du compositeur américain Norman Dello Joio. Après un premier mouvement néo-bartokien et un Adagio clair et sérieux (un peu dans l’esprit de Hindemith, dont Dello Joio fut l’étudiant à Yale), l’oeuvre se conclut sur un Vivace spiritoso d’un néo-classicisme lumineux. 

On revient à Schumann et son lied Frühlingsnacht transcrit pour piano par Liszt. Bolet chante ici avec une poésie rare et une conduite de la mélodie qui lui envieraient plus d’un chanteur. On reste une nouvelle fois ébahi devant la variété de couleurs et le toucher de velours du pianiste.

Cette collection se conclut par les Métamorphoses symphoniques sur des thèmes de la Chauve-souris de Johann Strauss concoctées par Leopold Godowsky où Bolet nous transporte dans le monde des grands virtuoses de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Si on ne s’étonne même pas de le voir triompher des insensées difficultés techniques de l’oeuvre sans jamais verser dans la démonstration de virtuosité gratuite, on admire encore plus sa liberté rythmique, son humour pince-sans-rire, son élégance et son chic fou.


Son 8/9 – Livret 9 – Répertoire 10 – Interprétation 10

Patrice Lieberman

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