La grandeur de Richter dans le répertoire russe 

par

Sviatoslav Richter plays Russian Composers. Oeuvres de : Piotr Illich Tchaïkovski  (1840-1893),  Alexandre Borodine (1833-1887), Anatole Liadov (1855-1914), Alexandre Glazounov (1865-1936), Modeste Moussorgsky (1839-1881), Serge Rachmaninov (1873-1943), Alexandre Scriabine (1872-1915), Serge Prokofiev (1891-1953), Dmitri Chostakovitch (1906-1975), Mikhail Glinka (1804-1857), Alexandre Dargomijsky (1813-1869). Sviatoslav Richter (piano), *Nina Dorliac (soprano), différents orchestres et chefs. Texte de présentation en anglais et allemand.  13 CD Hänssler Profil.  PH19061

Sviatoslav Richter (1915-1997) fut un phénomène, non seulement par ses dons pianistiques et musicaux exceptionnels et l’extraordinaire étendue de son répertoire, mais aussi par sa personnalité intègre et désintéressée, indifférent qu’il était aux mots d’ordre du communisme soviétique comme aux sirènes du star system capitaliste.

Le présent coffret nous offre dans des conditions de réédition excellentes des interprétations exceptionnelles de compositeurs russes. (Les enregistrements-presque tous en mono- sont de qualité variable, quoique toujours parfaitement écoutables, et ont été restaurés avec le plus grand soin. Si toutes les dates d’enregistrement en studio comme en concert sont citées, il est dommage que les références discographiques -là où elles existaient- n’aient pas été mentionnées). Bien sûr, le colossal répertoire de Richter ne s’arrêtait nullement aux auteurs russes mais il en fut toujours un ardent défenseur. Autre intérêt de cet important coffret, c’est qu’il offre des enregistrements tous réalisés -à une exception près, sept Préludes et Fugues de Chostakovitch captés en public en juin 1963 à Kiev- entre 1949 et 1961, année des débuts du pianiste hors des pays du bloc socialiste où il avait été jusque-là confiné, alors que ses enregistrements soviétiques circulaient déjà à l’Ouest où il lui avaient valu une réputation de légende.

L’éditeur a eu la bonne idée de proposer dans plusieurs cas des versions live à côté d’enregistrements de studio, idée qui ne s’avère jamais aussi bonne que dans le premier disque de la collection qui fait d’abord entendre une captation en concert du Premier concerto de Tchaikovsky réalisée en 1950 à Brno lors de la première tournée de Richter hors-URSS et où le chef Konstantin Ivanov galvanise l’orchestre radio local. Même si les circonstances sonores ne sont pas parfaites (il y a un peu de pleurage au début), l’interprétation de cet inoxydable tube du répertoire est proprement sensationnelle. Soutenu à fond par Ivanov, Richter fait entendre un premier mouvement de légende, soutenant sans faille la tension d’un bout à l’autre. La façon qu’a le grand pianiste de combiner le poids du son et la légèreté de chaque note tient du miracle (et quelle main gauche). La deuxième cadence semble, elle, tirée d’un ballet. Les bois sont peut-être assez acides et pas toujours très justes, mais toujours pleins de caractère. Le Finale est pris avec entrain et sérieux, dans cette belle tradition russe d’un Tchaikovsky dénué de tout sentimentalisme.

Suit alors, une version longtemps jugée comme de référence : un célèbre enregistrement DG de 1962 où Richter est accompagné par Karajan à la tête de l’Orchestre Symphonique de Vienne, unanimement salué en son temps et récompensé par un prestigieux Prix Edison. En l’écoutant, on se demande -en dépit d’une prise de son nettement supérieure- si les critiques de l’époque n’avaient pas du persil dans les oreilles. Le premier mouvement -plus de deux minutes plus long qu’à Brno- est soporifique. Dans le mouvement lent, le flûtiste viennois est certes bien plus sûr que son collègue morave, mais on a l’impression que le soliste joue avec le frein à main tiré, gêné par les tempos plus lents voulus par le chef qui heureusement se réveille un peu dans un Finale quand même nettement sous-vitaminé. 

Rarement jouée et enregistrée, la Grande Sonate de Tchaikovsky offre une demi-heure d’une musique sèche, complexe, dramatique, pessimiste. Richter trouve des profondeurs insoupçonnées dans le premier mouvement, fait du deuxième une sombre élégie, se montre d’une légèreté arachnéenne dans le Scherzo et d’une virtuosité exubérante dans le Finale. La deuxième version (Moscou, 1956, en studio) qui trouve le pianiste plus détendu que dans le live de 1949 (Moscou également) est préférable.

Comme on pouvait s’y attendre, le bref cd de miniatures de Tchaikovsky (dont une exceptionnelle Troïka des Saisons), Borodine, Liadov (délicate Tabatière musicale) ainsi que le délicat Nocturne, Op. 37 de Glazounov sont interprétés avec autant de virtuosité que de délicatesse.

Le beau lyrisme du méconnu Premier concerto, Op. 92 de Glazounov plaira certainement à ceux qui apprécient son contemporain Rachmaninov. Dans le Thema con variazioni final, Richter est proprement scintillant dans les passages rapides. Autre concerto marginal mais qui mériterait certainement d’être entendu plus souvent, celui de Rimsky-Korsakov, oeuvre pleine de charme, de verve mélodique et de couleur orientalisante. Seule sans doute sa brièveté inhabituelle (à peine un quart d’heure de musique) l’a empêché de prendre une place méritée au répertoire. Bénéficiant du soutien sans faille de Kirill Kondrachine, Richter y est éblouissant.

Les deux concertos de Rachmaninov sont de belles réussites. En dépit de problèmes avec les étouffoirs du piano, Richter -accompagné avec beaucoup légèreté par Kurt Sanderling- se montre souverain, surtout dans la cadence torrentielle du premier mouvement. 

Le Deuxième concerto est lui simplement extraordinaire. Accompagné par un Kondrachine parfait, Richter joue le premier mouvement avec un naturel confondant, sans aucune fausse profondeur ni sentimentalité. Il conduit inexorablement la musique vers son climax, idéalement soutenu par un orchestre déchaîné. De l’Adagio sostenuto, on retiendra la retenue et la transparence de l’interprétation comme la luminosité du son du soliste. Dans le Finale, on admire à nouveau la fabuleuse beauté de la sonorité et la précision absolue des traits. Curieusement, si le public applaudit avec enthousiasme après le Premier concerto, il se montre assez retenu à l’issue du Deuxième.

On sait que Richter n’aimait guère les intégrales, et préférait opérer des choix dans certains recueils. C’est ainsi qu’il nous offre 13 des 24 Préludes de Rachmaninov, se montrant particulièrement réceptif au côté sombre du compositeur. Tous sont superbement interprétés, mais on mettra en avant la légèreté du premier prélude de l’Opus 32 et la délicatesse du douzième du même recueil. Pour l’Opus 23, on signalera la virtuosité et la grandeur du deuxième prélude, le superbe cantabile à la main droite du quatrième et un magnifique cinquième (certainement l’égal de Gilels ou de Lugansky). Les trois Etudes-Tableaux sont fabuleuses, en particulier l’Op. 33/8 joué avec une ardeur brûlante par un Richter en état de grâce.

Ceux qui connaissent les légendaires versions en concert que donna Richter des Tableaux d’une exposition de Moussorgsky à Prague (1956) et Sofia (1958), sauront à quoi s’attendre dans cet enregistrement live réalisé en 1958 à Kiev. On est ici de bout en bout au sommet. Tout mérité d’être cité, mais on retiendra en particulier un étalage des plans sonores miraculeux dans Gnomus, la mélancolie et la tristesse inattendues du Vecchio castello (on a l’impression que la main gauche fait entendre un glas), la délicatesse de Tuileries, la lourdeur et la violence sous-jacente de Bydlo, la phénoménale égalité de toucher du Ballet des poussins dans leurs coques, de sinistres Catacombes, l’étrange parfum d’au-delà de Cum mortuis in lingua morta et la grandiose et inexorable apothéose de la Grande Porte de Kiev. Ce cd reçoit pour complément une remarquable interprétation des géniales Enfantines de Moussorgsky, où Richter accompagne son épouse, la soprano Nina Dorliac qui s’investit totalement et sans maniérisme aucun dans le personnage de l’enfant. La voix est sûre, expressive et cristalline (avec parfois une petite pointe d’acidité) et conduite avec finesse et beaucoup de sûreté sans le vibrato envahissant de tant de vocalistes russes, le phrasé et la justesse irréprochables. Pour ceux qui ne la connaîtraient pas, la fraîcheur et la simplicité, le charme, la diction parfaite de l’artiste -entendue à nouveau sur le dernier cd du présent coffret dans de belles et rares mélodies de Glinka et Dargomijsky- font penser à des chanteuses comme Irmgard Seefried ou Elly Ameling. Est-il besoin de dire que son mari l’accompagne à la perfection?

Poursuivant son voyage dans le répertoire russe, Richter aborde la musique de Scriabine à laquelle on l’associe moins d’ordinaire que Horowitz ou Sofronitzky (pour ne citer qu’eux).

On a beau avoir l’impression que la Sonate N°2 a été enregistrée dans une salle de bains, comment ne pas succomber à la rêverie et au mystère de l’Andante ou au Presto à la fois fiévreux et maîtrisé? Sous les doigts de Richter, la Cinquième sonate acquiert une exceptionnelle qualité visionnaire, culminant sur un Meno vivo qui transporte l’auditeur ébahi dans un autre monde.

Les Etudes du même compositeur sont interprétées avec délicatesse, poésie, fluidité et une idéale transparence du son. Richter saisit toutes les nuances des Préludes, faisant entendre un art idéal de la déclamation mais pouvant également se montrer déchaîné dans les préludes Op. 11/18 et 24. En dépit d’un son qui sature par moments (ce qui dans ce cas-ci est sans importance), il gère parfaitement l’implacable montée de la tension dans Vers la flamme.

Richter fut un interprète idéal de ses contemporains Chostakovitch et Prokofiev.

Du premier, il nous offre ici un choix de douze des 24 Préludes et Fugues Op. 87, oeuvre curieusement très rare sur nos scènes. Cinq de ceux-ci ont été enregistrés en studio en 1956 à Prague sur un piano très moyen et pas très bien accordé, mais comme dans les sept autres captés en concert à Kiev en 1963, on ne peut qu’admirer la concentration totale, la rigueur têtue et la détermination sans faille de l’interprète. Loin de s’arrêter au seul aspect néo-bachien de la musique, Richter traite ces pièces comme le chef-d’oeuvre qu’elles sont.

Créateur des deux premières des trois sonates de guerre de Prokofiev (Gilels créa la dernière), Richter en donne des versions de référence. Il brille en particulier dans la Septième, où il saisit à la perfection la rêverie qui suit la sauvage introduction, la chaleur de l’Andante caloroso et fascine dans un Finale implacable dont il fait une véritable course à l’abîme. Sa maîtrise n’est pas moins confondante dans la Huitième qui trouve son apothéose dans le tourbillon du Vivace final dont le côté mécanique et brutal est rendu avec une extraordinaire maîtrise. 

Le Cinquième concerto -accompagné par l’excellent Constantin Silvestri- nous montre un Richter iconoclaste et impertinent dans le premier mouvement, virtuose dans la Toccata, lyrique dans le Larghetto (superbe cadence) et d’une virtuosité exceptionnelle dans le Vivo final. Le disque est complété par une superbe sélection d’extraits des Visions fugitives Op. 22, une féroce Suggestion diabolique, la Danse Op. 32 N° 1, d’enchanteurs extraits du ballet Cendrillon transcrits pour piano seul par le compositeur, avant de s’achever sur une deuxième version de la Septième sonate enregistrée en public à Varsovie en 1954, peut-être plus féroce encore que la première.

On l’aura compris, nous sommes ici face à un document de premier ordre et à une leçon de style sans doute insurpassable dans ce répertoire.

Son  5 à 8,5 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

Patrice Lieberman

 

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