La petite renarde rusée ouvre la saison du Liceu
Leoš Janáček a connu, comme compositeur d’opéras, un succès bien plus large que celui de son compatriote Dvořák ou même Smetana : Katja Kabanova, Jenůfa ou La maison des morts sont des noms qu’on voit poindre ici ou là assez fréquemment dans ce petit monde de l’Opéra. Un ouvrage qui nous interpelle comme un chant pour la liberté et la fraternité universelles, pour l’entente des hommes avec la nature et les animaux, tout en étant le premier opéra à traiter un sujet qui évoque une espèce d’ utopie anarchiste, sans préjugés ni lois moralisantes. On dirait que, cette fois-ci, le Liceu a eu une prémonition sur les risques que l’homme prend sur lui-même et sur sa propre survie avec l’escalade de guerres et autres phénomènes climatiques qui nous guettent de toute part aujourd’hui.
Cette production sera la première au Liceu en langue originale, une troupe britannique l’ayant présentée en 2011… en anglais ! Un choix surprenant si l’on tient compte du fait que Janáček construit sa musique instrumentale sur les patrons rythmiques et sur cette habituelle agglutination des consonnes tellement caractéristique de la langue tchèque : les instruments parlent plus qu’ils ne chantent, mettant à mal la vieille rengaine des professeurs : chante avec ton violon / ton violoncelle et cætera ! Bien évidemment, les effusions lyriques sont inévitables -et bienvenues- dans la musique de cette période entre deux siècles et les citations de thèmes folkloriques moraves fréquentes. Mais le discours musical de cet auteur est d’une originalité tellement déconcertante qu’on a du mal à en percevoir son organisation architecturale. C’est évident, en revanche, son talent d’orchestrateur et la fertile imagination qu’il montre pour créer des atmosphères déliquescentes ou lyriques. Et souvent aussi très drôles : les cris d’animaux sont suggérés par des chablons instrumentaux ingénieux et efficaces à foison.
Michael Levine et Franck Evin ont créé une scénographie et des lumières en mouvement constant, reflet de cette mouvance permanente du discours musical, qui déplace la scène vers un lieu indéfini, onirique, où les jeux de lumière et ses miroitements imprévisibles traduisent cette émotion en mouvement perpétuel qu’éprouve l’auditeur. En fait, ce sont tout simplement des fils tendus avec des matières réfléchissant la lumière : c’est aussi banal que ingénieux, mais d’une beauté transcendante ! Sur ce plateau tellement suggestif, la mise en scène de l’Australien Barrie Kosky, reprise ici par Andreas Weirich, nous révèle sa part de génie : on revient au vrai théâtre, sans vidéo ni projections cache-misère, le jeu des acteurs étant redevenu le centre de gravité de l’expression. Et ce seront des acteurs de tout premier ordre qui ont rempli le plateau, à commencer par la Bystrouška (la petite renarde) d'Elena Tsallagova. Formée d’abord à Saint-Pétersbourg et puis à Paris, sa performance vocale est de tout premier ordre : une voix aussi belle que lyrique et absolument à l’aise dans un rôle qu’elle a chanté récemment à Munich et Paris. Mais ce sera sa performance d’actrice qui sera déterminante : elle court, saute, fait des culbutes et j’en passe pour nous faire adorer ce rôle autant que détester le trait du chasseur qui l’occira…
A ses côtés, le grand Peter Mattei est somptueux comme garde-chasse : il approche la soixantaine mais il a toujours la voix et le physique d’un jeune premier. C’est d’une splendide intelligence musicale et également un acteur remarquable de prestance et d’à-propos. L’irlandaise Paula Murrihy nous régale avec son Zlatohřbítek (le renard) d’une voix de toute beauté et d’une interprétation parfaite. Remarquables également la basse mexicaine Alejandro López comme curé / blaireau, alors qu’il remplaçait Caspar Singh au pied levé, et le serbe établi en Espagne Milan Perišic, comme Harašta, le chasseur, le méchant du film…
José Manuel Montero, Sara Bañeras, Mireia Pintó, Roger Padullés, Mercedes Gancedo, David Alegret et Anaïs Masllorens complètent une longue liste de bons chanteurs, certains plus saillants que d’autres, mais tous très engagés et convaincants. Le chœur des dames nous régale, pour sa part, avec cette scène désopilante où le renard visite le poulailler transformé en cabaret douteux : c’est d’une drôlerie parfaitement irrésistible, sans oublier les remarquables qualités musicales de l’ensemble. La surprise vient du chœur d’enfants du Palau de la Mùsica : ils assument, outre le chœur des animaux, un très grand nombre de petits rôles, animaux ou insectes, si difficiles musicalement et complexes théâtralement qu’on les attribue ordinairement aux artistes du chœur titulaire. Ils jouent et chantent avec un son de remarquable qualité et avec une telle joie et une telle précision que l’on reste bouche bée ! Admirables aussi les acteurs et le groupe d’acrobates. Je tiens à rappeler encore la merveilleuse performance de cet orchestre : couleurs infinies, transparence, précision et sens du phrasé et de la souplesse dans l’accompagnement du chant : bravo à Josep Pons et ses troupes.
Peter Mattei déclarait à propos de la petite renarde : « La musique de Janáček nous transporte, c’est comme si l’on regardait une planète lointaine avec un télescope et que, tout d’un coup, on y était, dans cet étrange et nouveau microcosme » Je crois que cette production sera difficile à oublier. Si vous n’êtes pas loin… courez !
Barcelone, Liceu, 25 septembre 2025
Xavier Rivera
Crédits photographiques : .W Hösl