L’Art de la Fugue par Samuel Kummer : de la combinatoire polyphonique à l’imagerie sacrée

par

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Die Kunst der Fuge BWV 1080. Samuel Kummer, orgue Hildebrandt de l’église St. Wenzel de Naumburg. Livret en allemand, anglais. Octobre 2020. SACD TT 48’02 + 57’51. Aeolus AE-11291.

Il y a au moins deux bonnes raisons de s’intéresser à ce nouvel enregistrement de L’Art de la Fugue. La première tient à l’extrême qualité du livret (une quarantaine de pages pour le texte original, suivi de sa traduction en anglais), tant le contenu littéral que l’iconographie. Fac-similé des manuscrits, photos, procès-verbal de l’inspection de l’orgue de Naumburg par Bach et le facteur Gottfried Silbermann. Et surtout les commentaires de Samuel Kummer au sujet d’une œuvre sur laquelle il s’est intimement penché : son architecture, son langage, sa signification… Parmi maintes thèses en circulation, son analyse repose sur les travaux de Hans Heinrich Eggebrecht et surtout sur les ouvrages de Wolfgang Wiemer incluant le tout récent Die Kunst der Fuge – Bachs Credo (2018). Cette exégèse apparente le motif principal au Roi David, et situe les sept premiers contrapuncti à la lumière du personnage de l’Ancien Testament. Le Contrapunctus 8, par le motif croisé B-A-C-H (cf la symbolique de la Croix), introduirait la vocation néotestamentaire et développerait le destin messianique dans les fugues consécutives : baptême, repentance, crucifixion, mise au tombeau, résurrection. Suivant cette logique, les quatre canons symboliseraient chacun des évangélistes. L’ultime fugue couronnerait alors ce temple allégorique par la révélation de Saint-Jean. Comme d’autres avant lui, Samuel Kummer propose cette Fuga a 3 Soogetti dans son état authentique puis sous une forme qu’il a lui-même complétée (les deux sont séparées par le choral Wenn wir in höchsten Nöten sein BWV 668a que depuis l’édition originale on associe au corpus).

La seconde raison relève de l’exécution elle-même, fascinante. Au regard des sollicitations de tessiture, et ainsi qu’on le pratique souvent, Samuel Kummer a usé d’expédients de registrations pour atteindre certaines notes, et il a adapté la distribution entre claviers et pédalier pour les Fugues à trois et quatre voix, cela dans le sens de la fluidité du jeu et de la transparence. Deux qualités qui caractérisent l’ensemble de son interprétation. Exemples dans le Contrapunctus 9 où les occurrences du motif séminal transparaissent dans une lisibilité inouïe, sémaphorique, et bien sûr dans la Fuga a 4 Soggetti où resplendit le plenum avec anches. Le livret argumente le choix de l’instrument de St. Wenzel, sommet de la production d’Hildebrandt : « ingénieuse synthèse entre les factures d’Allemagne centrale, septentrionale, et françaises ». Un des plus anciens enregistrements de l’œuvre, celui de Johannes Ernst Köhler (Eterna, 1967), y fut gravé mais bien avant la nécessaire restauration menée en 1993-2000 qui entre autres reconstruisit 21 des 53 jeux. La palette de 16’ (dont anches aux Hauptwerk et Rückpositiv) garantit la gravitas. Le riche panel de 8’ permet des registrations variées, en mélange ou à découvert (Principal seul dans le premier Contrapunctus, allié à la suave Unda Maris dans le cinquième).

On aurait aimé que l’organiste explique en quoi les hypothèses musico-théologiques qu’il endosse ont pu nourrir son approche des partitions, en termes de phrasé, tempo, couleurs, narration. Car l’écoute de cette lecture patiente et méticuleuse semble nourrie d’un puissant substrat qu’elle image avec un soin raffiné (superbe modelé du Canon per augmentationem), même dans les visions de calvaire du Contrapunctus 11. À l’oreille, cette nouvelle version du monument est tout sauf cérébrale et littérale : au-delà de la grammaire, de la magistrale combinatoire et de toute aridité rhétorique, la captivante élucidation de Samuel Kummer nous fait accéder à cette « dimension autre que purement compositionnelle » dont parlait Eggebrecht. Elle revisite l’édifice avec des intuitions qui le structurent comme autant de métaphores et d’instants paraboliques. On les croirait inspirés d’une bible secrète, que Bach avait peut-être en tête en la cachant sous les traits d’un génial exercice polyphonique. Quelles que soient les excellentes alternatives en votre connaissance (Helmut Walcha, Marie-Claire Alain, André Isoir, Kei Koïto, Léon Berben…), cet album s’impose par l’intelligence de sa conception et la poésie de sa réalisation. Signalons enfin aux audiophiles que l’expertise de Christoph Martin Frommen a mobilisé non moins de neuf microphones, tant au service du relief que du détail.

Son : 9,5 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

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