Etsuko Hirose et le piano passionné de Pancho Vladigerov

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Pancho Vladigerov (1899-1978) : Impressions opus 9 ; Suite bulgare opus 21 ; Prélude opus 15/1. Etsuko Hirose, piano. 2021. Notice en français, en anglais et en japonais. 78.33. Mirare MIR 600.

Depuis un peu plus d’un an, l’œuvre du Bulgare Pancho Vladigerov (1899-1978), peu connu chez nous mais considéré dans son pays comme un compositeur majeur (sa maison est devenue un musée), a fait l’objet de cinq publications sous étiquette Capriccio. Ce label a proposé une série de rééditions (concertos pour piano, pages pour orchestre ou pour cordes seules, mélodies avec orchestre) provenant des archives de la Radio nationale bulgare et du Fonds Balkanton des années 1970-1975, dont nous nous sommes fait l’écho. Nous y renvoyons le lecteur pour les aspects biographiques. Cela a permis de prendre conscience de la valeur musicale de ce compositeur postromantique, souvent inspiré par sa terre natale où il est régulièrement joué.

L’édition Capriccio ne comportait pas de pages pour piano seul de Pancho Vladigerov, en dehors des Silhouettes op. 66, interprétées par Krassimir Gatev (1944-2008) qui a été finaliste du Concours Reine Elisabeth en 1964. Le label Gega New a réédité en 2020 un album de cet ami proche de Vladigerov qui reconnaissait en lui l’un de ses interprètes de référence. Deux ans auparavant, le label Da Vinci avait inscrit à son catalogue un récital dédié à Vladigerov par l’Italo-Bulgare Victoria Tretekiev. Chez Hypérion, en avril 2021, la pianiste bulgare Nadejda Vlaeva a elle aussi gravé des œuvres du compositeur. Les Impressions op. 9 y figuraient. Le regain d’intérêt pour Pancho Vladigerov trouve aujourd’hui un prolongement dans un nouveau disque chez Mirare, signé par la Japonaise Etsuko Hirose qui inscrit elle aussi les Impressions à son programme, ainsi que la Suite Bulgare et un Prélude

Etsuko Hirose (°1979) est née à Nagoya. Élève à Paris de Bruno Rigutto et de Nicholas Angelich, elle a remporté en 1999 le 1er Prix du Concours Martha Argerich qui a lancé sa carrière. A côté de pages célèbres (Mozart, Liszt, Chopin, Schumann, Rachmaninov), elle aime se pencher sur des répertoires moins fréquentés, ce qu’atteste sa discographie où l’on retrouve notamment Balakirev, la transcription de la Neuvième de Beethoven par Kalkbrenner ou un récital dédié à Moritz Moszkowski, gravure que nous avons présentée le 1er avril 2021, accompagnée d’une biographie de l’artiste. Le présent album est le cinquième qu’elle enregistre pour Mirare.

Etsuko Hirose signe elle-même une copieuse notice où elle rappelle qu’Alexis Weissenberg, qui fut l’élève de Vladigerov et l’a joué souvent en concert, notamment en guise de bis, et l’a enregistré (voir le coffret Icon/EMI de 2012), disait de son professeur : C’est un génie, avec une âme d’enfant, signe de son inépuisable énergie vitale, reflétée principalement dans ses œuvres. La première partition du programme est un cycle de dix pièces écrites au cours de l’été 1920. Le jeune Vladigerov a connu une grande histoire d’amour de courte durée ; elle a été pour lui l’objet d’un énorme chagrin. C’est ce qu’il revit dans les Impressions op. 9 dont les titres évocateurs témoignent de la passion ressentie. Ce parcours affectif aux sentiments contrastés demande un réel investissement émotionnel de la part de l’interprète, ce qu’a très bien assimilé Etsuko Hirose. Sur son Bechstein à la sonorité enivrante, elle se lance dans quarante-cinq minutes de musique ardente, avec les nuances qu’elle réclame. Vladigerov passe en effet par une série d’états d’âme : la Langueur définit un contexte intime, avant une Etreinte frémissante et une Valse-Caprice pleine d’esprit élégiaque. La tendre Caresse précède les échos d’un bal où l’Élégance est le maître mot, avant un Aveu dont la pianiste explique qu’il est bâti autour d’une série de notes mi-la-mi-si qui signifie « moi, je t’aime » en bulgare. L’intimité est ici marquée du sceau de la déclaration murmurée. La douleur du souvenir n’empêche pas Le Rire, une caractéristique de la personnalité du compositeur qui, selon son ami Krassimir Gatev, avait beaucoup d’humour. Mais la Passion reprend ses droits en une exaltante page aux mélodies lumineuses ; elle est submergée par une Surprise qui pourrait bien être celle de la séparation, peut-être inattendue, avec des moments de peine immense qui arrache presque des cris au piano. Il ne reste à l’amoureux éploré que la Résignation et le souvenir d’un paradis perdu, dans un contexte presque irréel. La sensibilité d’Etsuko Hirose fait merveille dans ces Impressions que l’on écoute comme des « expressions » d’un chagrin auquel on participe par la grâce d’une interprète qui, tout au long de ce voyage dans un cœur meurtri, crée un climat empathique et résilient. On lui sait gré de ne pas sombrer dans l’exagération sentimentale, mais plutôt de ressentir les émotions et de les offrir à l’introspection tout en renvoyant l’auditeur à des sentiments qu’il peut éprouver lui-même. Vladigerov a orchestré plus tard Langueur, Passion et Surprise. Etsuko Hirose rappelle que les Philharmonie de Berlin et de Vienne ne négligent pas de les jouer.

Cette très belle traduction d’un cycle qui mériterait d’être programmé dans nos salles de concert est complétée par la Suite bulgare op. 21 que Vladigerov compose à Berlin en 1926, époque où il travaille au Deutsches Theater avec Max Reinhardt. Il crée lui-même sa partition en quatre mouvements à Paris avant de l’orchestrer brillamment. Offerte « à ma patrie » par le compositeur, la Suite bulgare témoigne d’un élan national initié dès la Marche glorieuse, à laquelle succède un Chant marqué par une douceur intime teintée d’orientalisme. Deux danses complètent cette suite : la première, Chorowodna, exalte un folklore populaire et festif, tandis que Ratschenitza rappelle le dynamisme d’un exercice qui met en présence des protagonistes autour d’une longue écharpe manipulée et virevoltante. Rythmes enivrés, effets jubilatoires, ivresse tournoyante dominent cette ivresse pianistique. La raffinée Etsuko Hirose y est à l’aise, mais il ne nous aurait pas déplu qu’elle se libère encore plus au cœur des aspects effrénés de Raschenitza

Ce programme très réussi s’achève par un Prélude de 1922 qui doit beaucoup à Rachmaninov, que Vladigerov admirait et qu’il ne put rencontrer à Saint-Pétersbourg en 1917, Révolution oblige ; un concert donné à Berlin en 1931 par le Russe en exil combla ce rendez-vous manqué.

Ce morceau virtuose et passionné, au lyrisme slave bien campé, est servi par Etsuko Hirose avec toute la noblesse et l’élégance qu’il réclame. Ce bel album, enregistré en avril 2021 en l’Eglise évangélique Saint-Marcel à Paris, est un hommage fervent à l’inspiration séduisante de Pancho Vladigerov qui est décidément à approfondir.

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix 

 

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