L’art de la transcription, par Vincent Genvrin sur l’orgue de l’Auditorium de Radio France

par

Élisabeth Jacquet de La Guerre (1665-1729) : Sonate en sol mineur. Richard Wagner  (1813-1883) : Prélude de Tristan & Isolde. Modeste Moussorgski (1839-1881) : Tableaux d’une Exposition. Transcriptions de Vincent Genvrin. Vincent Genvrin, orgue Grenzing de l’Auditorium de Radio France, Paris. Septembre 2019. Livret en français et anglais. TT 58’21. Radio France, Tempéraments TEM 316066.

Moussorgski put-il entendre un orgue dans une église allemande de Saint-Pétersbourg comme l’imagine Vinent Genvrin dans son livret ? Car l’instrument à tuyaux n’est pas admis dans le culte orthodoxe, et le grand Cavaillé-Coll du Conservatoire de Moscou fut achevé près de vingt ans (1899) après la mort du compositeur. En tout cas, Michael Russ, auteur d’un ouvrage sur les Tableaux d’une exposition, fait partie de ceux qui entretiennent la méfiance quant à la transcription : « L’orgue semblerait offrir une solution enviable à quelques problèmes des Tableaux, puisque c’est un instrument à clavier avec une gamme de sonorités des plus larges et une capacité de sostenuto infinie. Mais il est foncièrement non-russe, et ne peut tout bonnement pas attaquer, phraser, modeler d’une façon adéquate à Moussorgski. De plus, il tend à se déployer dans des acoustiques réverbérées qui brouillent le détail des passages rapides » (Cambridge Music Handbooks, 1992, p.86). À moins d’employer un instrument symphonique dans une salle plutôt mate, qui dispose de la palette requise, et préserve la clarté du son comme c’est le cas à l’Auditorium de Radio France dont le public n’est jamais éloigné à plus de 17 mètres de la scène. Toujours est-il qu’à l’orgue (d’église ou de concert) on compte une quarantaine d’enregistrements des Tableaux depuis celui de Calvin Hampton sur l’Aeolian-Skinner de la Calvary Episcopal Church de Boston, réalisé au milieu des années 1960. Cette discographie inclut un précédent enregistrement par Vincent Genvrin (Cathédrale de Soissons, Studio SM, 1994).

Le CD ne précise pas dans quelle mesure il s’est inspiré de la version originale pour piano, de l’édition Rimski-Korsakov, ou d’une des multiples orchestrations, dont celle de Ravel. Les deux mesures supplémentaires avant l’andante mosso du chiffre 90 (1’00-1’04), l’éviction de la cinquième Promenade, plaideraient pour cette dernière hypothèse, d’autant que le livret se demande, au sujet de La Grande Porte de Kiev : « Pourquoi Ravel n’a-t-il pas songé dans son orchestration (1922) à utiliser l’orgue à cet endroit ? ». On peut répondre que certains orchestrateurs l’employèrent, comme Leopold Stokowski (1938), Walter Goehr (1942), et déjà Henri Wood (1915), ce dernier transposant en do majeur, peut-être pour faire gronder l’ut de pédale en 32’, comme le suppose Jason Klein (Mussorgsky’s Pictures at an Exhibition : a comparative analysis of several orchestrations, Stanford University, 1980).

Difficile art de la transcription, qui pose autant de questions éthiques (fidélité au texte) que pratiques (le rendre parlant dans sa nouvelle parure, quitte à se permettre quelques entorses). Avouons qu’il nous a fallu plusieurs écoutes pour apprécier ces Tableaux sur le Grenzing qui, entre ces deux pôles, ne se vouent ni au littéralisme ni à la fantaisie charismatique. Globalement, l’interprétation nous a suggéré une galerie de toiles fignolées plutôt que des tranches de vie, et mérite une écoute attentive pour retisser les liens qui se décousent à l’oreille et pour saisir des rapports dynamiques extrêmes et parfois étranges ou inouïs.

Malgré ces efforts, certaines séquences nous ont résisté. Le personnage de Gnomus serait l’occasion d’exhiber des registrations cocasses, or cette première étape passe mal la rampe. On s’étonne de quelques détails : à 0’35, où est le ff pour le dénivelé d’octave ? Le poco meno mosso pesante (1’05), censé en mf, s’entend à peine comparé au ff du vivo (1’29). Certes la conclusion est soignée (les trémolos de clarinette basse, chez Ravel) mais le nain difforme devient ici une sorte d’elfe indolent ; les effets d’étrangeté sont estompés si on les compare à Jean Guillou (Philips, avril 1998), épatant dans cette caricature. La palette grave de Saint-Eustache proposait aussi une formidable étude de noirceur pour les Catacombes, qui ici nous déçoivent : les soufflets crescendo-decrescendo, les contrastes en sont allégés et simplifiés. On sourcille aussi de l’absence de ff sur les deux accords au chiffre 73 (0’51, pourtant un point névralgique après le silence) et on s’interroge du gonflement de pédalier à 1’09 précédant le solo de trompette, sans lien apparent avec la partition de Ravel. En revanche, le Cum Mortuis est impeccablement distillé. Le Vieux Château nous vaut lui aussi de précieux dégradés, des couleurs de velours, mais semble distendu et se dissiper comme un spectre ; dans une acoustique hélas polluée de bruits parasites, alors que l’ensemble de l’enregistrement se déroule dans des conditions parfaitement silencieuses. A-t-on patché avec une prise live, ou pendant une séance de ménage de la salle ?! La conclusion éthérée précède une Promenade claironnée, un peu clinquante, alors que la quatrième frôlera l’inaudible.

La caractérisation n’est pas toujours convaincante. Par exemple, dans Goldenberg et Schmuyle : l’unisson pourrait se montrer plus hautain et véhément. Puis la complainte paraît pâle et la litanie de double-croches tend à s’effilocher. Autre exemple dans La Grande Porte de Kiev : son majestueux choral, qui s’étage d’un f aux cuivres & bassons jusqu’au tutti ff, doit permettre une telle gradation, mais sans trou d’air à l’énoncé initial du thème. Or ici le volume nous semble insuffisant pour qu’on ne se sente dépressurisé après la fulgurante conclusion de Baba Yaga. Hansjörg Albrecht (Oehms, avril 2008) avait trouvé une solution efficace : des fonds moelleux qui garantissent d’emblée la plénitude, préservée même dans les replis p de 106 et 109. Sur son Kleuker de Kiel, le confrère allemand réussissait aussi un Bydlo traçant un net sillon, sans s’enliser. L’organiste français érige une perspective remarquablement agencée (le fff surgit où on l’attend, à 1’45) et offre la conforme illustration d’un char qui progresse péniblement, en proie à la bourbe.

Parmi les moments qui séduisent, ces Tuileries dont les turbulences infantiles se retrouvent enrobées dans des mélanges imprévus, aussi crémeux que capiteux, avec anche soliste dans la section centrale (0’28). Autre délice dont on n’attendait pas une telle texture : l’effervescence du marché de Limoges est transmuée en une musique pour Flötenuhr, melliflue, gracieuse… et fragile comme porcelaine. Autre matériau surprenant, dans le Ballet des Poussins : le Trio valorise inhabituellement la figure d’accompagnement (croches de bassons chez Ravel) au lieu des trilles de violons. On a souligné combien cette lecture était méticuleuse, pour preuve dans La Cabane sur des pattes de poule, les miroitements en ricochet de la mesure 110 (1’52). On classera cette version parmi celles dont l’imagerie est questionnée voire transcendée, et que l’on estime plus ingénieuses qu’évidentes.

L’interprétation du célèbre « Prélude » de Tristan et Isolde soulève moins de réticence, même si elle s’avère plus hiératique que passionnelle. Certainement en raison de la nature même de l’instrument qui ne peut s’assouplir, chanter comme un orchestre. Ce qui n’empêcha pas qu’elle fut rapidement annexée pour les tuyaux, par exemple via les éditions d’Alexander Wilhelm Gottschalg (1827-1908) chez Breitkopf & Härtel, ou Edwin Lemare (Schirmer, 1909). 

Face à la spécifique écriture wagnérienne, la transcription affronte plusieurs gageures. Ainsi quand elle se confronte à la « mélodie infinie » telle qu’Hugo Leichtrentritt  l’a évoquée (1951) : « Le melos strictement thématique ne s’arrête pas même une mesure, il ignore introductions et transitions avant l’entrée de certaines phrases. L’oreille entend une série ininterrompue de phrases, et ne perçoit qu’une différence d’intensité, de couleur, dans une accumulation sonore, mais aucune différence dans le caractère mélodique ». La superposition des thèmes n’est pas si profuse que l’organiste ne puisse en chevir avec deux pieds et deux mains, mais en certains endroits les rapports dynamiques se tuilent voire s’inversent. Notamment dans la section E (telle que la définit Leichtrentritt ; ici après 6’29) qui mêle le thème du Désir à celui de la Délivrance par la Mort (arpèges en triple-croches). Ce qui implique une certaine adresse pour doser ces volumes contradictoires. En l’occurrence, on ne peut que saluer l’habileté de Vincent Genvrin à manœuvrer les incessants dégradés, -trois claviers « Expressifs » du Grenzing permettent ce savant équilibrage. Les crescendos et decrescendos de la partition originale sont suivis avec science, sauf pour le Belebend (4’28) où l’on ne détecte pas le molto crescendo qu’elle préconise.  En tout cas, le reflux vers les thèmes du Regard (8’08) et du Deuil (8’16) est magistralement géré !

Une autre gageure est de générer le schéma en arche, nourri de vagues successives, en préservant la lisibilité thématique, mais aussi l’immuabilité du tempo de fond (moyennant quelques ritardandos, certes). Le musicographe Ernest Newman rappelait l’importance de ne pas se hâter, même pour accentuer le sentiment. « Certains chefs ruinent le parfait schéma de Wagner en impulsant un accelerando pendant le long crescendo qui mène au climax. Wagner qui, quoique certains chefs accueilleront l’information avec incrédulité, connaissait infiniment mieux sa musique qu’ils ne le feront jamais, n’a pas spécifié un seul changement de tempo pendant l’ascension vers le point culminant » (The Wagner Operas, Knopf Inc., New York 1949, p. 211). Il nous semble que Vincent Genvrin, et ce n’est aucune objection puisque certains maestros ne s’en privent pas, remodèle finement le déploiement des différentes sections : noire pointée avoisinant les 20 comme allure de base, léger fléchissement dans les deux sections suivantes (mm. 18-45), retour au tempo primo jusque mesure 62, accélération pour l’ascension (environ 26 jusque l’acmé de la mesure 83), puis retour à son tempo initial. En tout cas, le flux s’écoule avec naturel et sert l’expressivité. D’autant que la registration, sobre et judicieuse, à la fois dense et transparente, permet de se concentrer sur l’élaboration structurelle sans distraire l’auditeur.

Enluminures slaves, romantisme germanique : le programme honore la diversité. Ainsi que la parité : il débute par une invitée du Grand Siècle dont nous entendons une Sonate en trio. Les huit parties attacca sont registrées sur des jeux et mélanges typiques de l’époque (cornet, tierces, flûtes, anches…). Vincent Genvrin se tire de l’exercice avec goût, et son instrument (peu attendu dans ce répertoire baroque), même si pas totalement idiomatique, avère la polyvalence de ses ressources. 

Globalement, voilà une entreprise exigeante, qui dans les méandres de sa réalisation, a le mérite de souligner la difficulté de l’épreuve. Entre scrupule et liberté de réappropriation, le résultat honore en tout cas le talent d’arrangeur et d’interprète d’un des grands organistes de notre voisin hexagonal.

Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 10 (Wagner, Moussorgski) & 8 – Interprétation : 7 (Moussorgski) à 9 (Wagner)

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

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