Le pianoforte de Ronald Brautigam pour les concertos de Weber

par

Carl Maria von Weber (1786-1826) : Concertos pour piano et orchestre n° 1 en do majeur op. 11 et n° 2 en mi bémol majeur op. 32 ; Konzertstück en fa mineur op. 79. Ronald Brautigam, pianoforte ; Kölner Akademie, direction Michael Alexander Willens. 2018. Notice en anglais, en allemand et en français. 56.18. SACD BIS-2384.

Les deux concertos pour piano de Weber datent de 1810 et 1812. Au début de la première année de la composition de ces œuvres, le musicien est face à un nouveau choix de vie provoqué par de pénibles circonstances : alors qu’il est depuis trois ans secrétaire particulier du Duc de Wurtemberg à Stuttgart, Weber, qui sera incarcéré pour un temps, est accusé de corruption et d’escroquerie dans une affaire à laquelle son père est mêlé. Le résultat ne se fait pas attendre : les Weber sont frappés d’un bannissement à perpétuité et reconduits à la frontière du Wurtemberg le 26 février 1810. C’est le moment pour ce pianiste de grand talent de se lancer dans une carrière de virtuose, en Allemagne et en Autriche, avant d’aboutir à Dresde, puis à Prague où il sera directeur de l’opéra de 1817 à 1821.

Réputé pour sa technique et ses qualités d’improvisateur, Weber avait des mains aux dimensions exceptionnelles, comme le précise John Warrack dans la biographie qu’il lui consacre (Paris, Fayard, 1987, p. 111) lorsqu’il évoque ses longs doigts effilés, avec des pouces extraordinaires qui atteignent l’articulation médiane de l’index. Dès l’été de l’année du bannissement, il est à Mannheim puis à Darmstadt, et compose son Concerto n° 1 dans le souvenir de Carl Philipp Emanuel Bach et de Hummel. Agé de 24 ans, le compositeur annonce sa maturité toute prochaine dans cette partition agréable à l’oreille, avec un Allegro coloré, un Adagio racé et un Presto final aux rythmes dansants. Moins de deux ans plus tard, c’est à Munich et à Gotha qu’il écrit le Concerto n° 2 dans lequel sa connaissance des concertos de Beethoven se fait sentir. Il a acquis la partition de L’Empereur dès 1811. Si le divertissement demeure la caractéristique première de ces pages destinées à faire briller le soliste au cours de ses déplacements, on constate une profondeur dramatique, accentuée dans l’Allegro maestoso avec ses contrastes de virtuosité qui font place à un Adagio léger et subtil à la fois, dans lequel on peut déjà pressentir cet art du chant que le compositeur va si bien exploiter. Le Presto conclusif en forme de Rondo est enlevé dans un esprit où la vivacité le dispute à un dynamisme pétillant.

Ces concertos, trop peu présents à l’affiche des concerts, ont été bien servis par le disque ; on retiendra, sans souci d’exhaustivité, celles de Benjamin Frith (Naxos), Marek Drewnowski (Arts) ou Nikolaï Demidenko (Hypérion), et surtout celle qui est considérée depuis longtemps comme une référence majeure : Peter Rösel, avec la Staatskapelle de Dresde dirigée en 1984 par Herbert Blomstedt (Berlin Classics, ou en coffret chez Brilliant). En choisissant le pianoforte, Ronald Brautigam ajoute une fraîcheur de son particulièrement séductrice. On sait que cet interprète hollandais, qui a été un élève de Rudolf Serkin et travaille sur instruments anciens, compte dans sa discographie des intégrales de la musique pour piano seul de Mozart, Haydn et Beethoven, ainsi que la totalité des concertos de Mozart et de Beethoven, mais aussi la musique pour piano et orchestre de Mendelssohn. Joués sur un splendide fortepiano réalisé en 2007 par Paul McNulty d’après un Conrad Graf de 1819, les concertos de Weber deviennent des pages aux couleurs délicates, avec des effets décoratifs soignés qui insufflent à l’ensemble une vie souple et poétiquement dévoilée. La Kölner Akademie, déjà complice de Brautigam pour Mozart et Beethoven, joue sur instruments anciens avec ce soyeux enveloppant que met si bien en valeur son directeur musical depuis 2009, Michael Alexander Willems.

Les deux concertos se présentent en quelque sorte comme une introduction au Konzertstück, la pièce de concert en quatre mouvements joués d’un seul tenant que Weber achève en 1821. Cet absolu chef-d’œuvre repose sur un programme descriptif rédigé par le compositeur mais non imprimé, où il est question des retrouvailles entre une châtelaine et son mari qui revient des croisades ; on le lira dans la notice. Mais ce qui pourrait dès lors passer pour un poème symphonique déguisé doit s’apprécier selon son appellation « morceau de concert », à la manière de ce que fera Liszt quelques années plus tard dans ses propres concertos. Cette page enthousiasmante, marquée par le souvenir de la version exaltante d’Alfred Brendel avec le London Symphony Orchestra et Claudio Abbado (Philips), avait trouvé en Peter Rösel, déjà nommé, un interprète enflammé ; elle est servie par Brautigam dans des tempi emballants, avec une hauteur de vues confondante qui en souligne le charme et se joue des doigtés rapides et des glissandos d’octaves, sans céder à la tentation de l’effet que peut provoquer le crescendo de l’Allegro passionato. La mélodie chante avec une infinie retenue dans les nuances et avec une noblesse qui se déploie tout au long de ce gros quart d’heure de musique inventive et libérée, qui ouvre ainsi la porte à d’autres créateurs. Les interprétations élégantes de Brautigam viennent se placer tout en haut de la discographie, dans une prise de son aérée, tout à fait adaptée aux accents de ce si envoûtant pianoforte.

Son : 10  Livret : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix

https://www.crescendo-magazine.be/ronald-brautigam-pianiste-de-perspectives/

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