Laurence Equilbey, Mozart et Beethoven

par

La cheffe d’orchestre Laurence Equilbey propose un nouvel enregistrement de Lucio Silla de Mozart. Au pupitre de son Insula Orchestra, la musicienne dirige une excellente distribution. Cette parution est l’occasion d’évoquer cet opéra de jeunesse qu’il faut absolument connaître. 

Vous publiez un enregistrement de Lucio Silla de Mozart, œuvre qui ne compte pas parmi les plus célèbres du compositeur. Qu’est-ce qui vous a orientée vers cette partition ? 

Mozart occupe une place centrale dans le répertoire d’Insula orchestra. Nous avons abordé Lucio Silla pour la première fois en 2016 lors d’une tournée européenne qui nous a conduits notamment à Paris, Vienne, Aix-en-Provence et Versailles. Dès cette première série de concerts, je savais que je voulais reprendre ce spectacle et l’enregistrer, les versions sur instruments d’époque manquant à la discographie à l’exception de celle de Nikolaus Harnoncourt. 

De plus, avec Lucio Silla, Mozart fait ce qu’il sait faire de mieux : s’approprier le cadre pour mieux le faire évoluer, voire imploser. Dans la macrostructure, il respecte les conventions de l’opéra seria, mais dans le contenu il opère une vraie révolution alors qu’il n’a que 16 ans. Ses innovations ont une valeur inestimable et conduisent l'opéra vers d'autres chemins. Mozart n'hésite pas à donner plus d’importance aux ensembles, au chœur. Les récits accompagnés sont incroyablement développés. La plupart des airs sont exceptionnels, et la tension dramatique ne cesse de croître jusqu’à la libération finale. D’autre part, on trouve dans Lucio Silla les futures obsessions de Mozart : les cimetières, l’enfermement, les figures imposantes, le thème de la clémence, l’amour... Cette matrice m’a beaucoup intéressée. 

Quelles sont les difficultés stylistiques et musicales à surmonter dans cet opéra seria de jeunesse du compositeur ? 

Cet opéra n’est pas “difficile” techniquement à diriger, à part les récits accompagnés, et la justesse des tempis.  Le travail en amont importe plus. Il faut décider beaucoup de choses, choisir les ornements, resserrer certains récits secs, réduire les cordes parfois dans certains airs, et surtout conduire les caractères et l’évolution des personnages. Dans ma vision de l'œuvre, Lucio Silla sait depuis le début qu'il va pardonner à tout le monde, pour devenir l'égal d'un Dieu. Il pousse la tension à son maximum afin que ce geste soit le plus immense possible. Ce retournement de situation est calculé depuis le début. On doit sentir cette stratégie. 

Le sujet de l’opéra, entre politique, tiraillement, tensions et l’inattendu pardon final, a-t-il un sens particulier en notre époque ?

On le voit, les tyrans sont légions, et on en découvre de nouveaux encore aujourd’hui. Leur comportement irrationnel et brutal entraîne les mêmes injustices, le même chaos, entrave l’amour et crée du malheur. L’ambiguïté du « happy end » dans Lucio Silla est elle-même très inquiétante. Le tyran ne change pas, il ne peut évoluer. 

Envisagez-vous de poursuivre l’exploration des opéras de jeunesse de Mozart ?

Idoménée sera sûrement un jour au répertoire d’Insula orchestra.  J’ai pour ma part réalisé il y a quelques années, un projet scénique avec Jérôme Deschamps et Macha Makeïff, « Mozart short cuts » avec des extraits des opéras de jeunesse justement -jusqu’à Idoménée non compris, dont certains sont inachevés. 

Vous êtes actuellement en tournée avec Fidelio de Beethoven, une autre grande œuvre à la portée humaniste. L’humanisme musical est-il la réponse aux tensions de notre époque ?   

Beethoven traite un de ses thèmes les plus chers : la lutte contre l’oppression et l’arbitraire, le désir de liberté et d’amour. Dans le final, la réplique du ministre salvateur, Don Fernando « tous les hommes sont frères » est très beethovénienne. Beethoven y reprend un thème d’une cantate de jeunesse pour la mort de Joseph II. Cette mélodie a été qualifiée de « mélodie pour l’humanité ».

Ces thèmes sont porteurs d’un souffle immense encore aujourd’hui. Deux cents ans plus tard, l’emprisonnement politique est toujours très menaçant dans le monde. Cet ouvrage nous rend ardents face à ces situations abusives. 

Il y a aussi un message politique qui résonne particulièrement de nos jours. Dans l’histoire, c’est l'alliance des citoyens (ici Léonore) et du politique qui rend possible la liberté et la réparation des injustices.

D’autre part, en confiant les clés de l’intrigue au personnage de Léonore, qui se travestit en homme pour délivrer son mari injustement emprisonné, Beethoven montre que le courage n’appartient pas à un genre. L’engagement du compositeur sur ce thème s’est d’ailleurs confirmé à travers le rôle de la téméraire Clara dans Egmont, puis par un hommage musical à Leonore Prohaska, combattante déguisée en soldat. Ce positionnement « féministe » est très  inspirant. 

Vos distributions sont toujours très bien choisies. Comment identifiez-vous les artistes vocaux avec lesquels vous travaillez ? 

Avec mon délégué artistique Josquin Macarez, nous prenons le temps plusieurs années avant le projet de bien définir les caractères et la vocalité souhaités.  Insula orchestra joue sur instruments d’époque, dans une démarche historiquement informée. Nous avons choisi les solistes pour Fidelio en adéquation avec le style que nous voulions défendre, et germanistes, car l’œuvre comporte des dialogues parlés. Nous accompagnons Stanislas de Barbeyrac depuis de nombreuses années. Après lui avoir offert ses débuts en Max du Freischütz, il était évident de poursuivre le chemin avec sa prise de rôle dans Florestan, sur lequel les plus grands ténors se cassent les dents. C’est un rôle très héroïque dont les grands moments sont constamment écrits dans une tessiture très tendue. Vous avez besoin d’une voix qui conjugue à la fois puissance et souplesse. 

Par ailleurs, nous aimons faire découvrir de nouveaux chanteurs. Sinéad Campbell-Wallace fait ses débuts en France à l’occasion de ce Fidelio. C’est la voix idéale pour Léonore, souple et puissante, capable d’envolées lyriques comme de moments suspendus. Christian Immler en Rocco est élégant et ambigu, corrompu et pourtant sensible. Il possède une autorité vocale naturelle.  Sebastian Holecek est l’ogre attendu dans le rôle de Pizzaro, avec des moyens vocaux considérables. Je pense aussi à Hélène Carpentier, brillante soprano de 26 ans promise à une grande carrière, avec laquelle nous avons déjà fait plusieurs projets. Elle fait ici ses débuts en Marzelline.

Le site de Laurence Equilbey : http://laurenceequilbey.com

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : Julien Benhamou

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.