Le charme suranné du piano d’Albert Ketèlbey

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Albert Ketèlbey (1875-1959) : A Dream Picture. Pièces pour piano : Pensées joyeuses ; Valse-lyrique ; The Shadow of Dreams ; A Woodland Story ; In a Monastery Garden et une dizaine d’autres pages. Rosemary Tuck, piano. 1993. Notice en anglais. 80.39. Naxos 8.574299.

Etre un surdoué n’assure pas de facto la continuité de l’immortalité. Dans son Histoire de la musique anglaise parue chez Fayard en 1992, Gérard Gefen ne mentionne même pas Albert Ketèlbey, de lointaine ascendance danoise, né à Birmingham en 1875. Deux partitions célèbres, abondamment enregistrées, ont pourtant contribué à faire connaître ce compositeur jusqu’à nos jours : Dans le jardin d’un monastère en 1915, et sans doute encore plus Sur un marché persan, en 1920. Très précoce, le jeune Albert est complimenté par Sir Edward Elgar après avoir composé dès ses onze ans une sonate pour piano qu’il interprète lui-même à Worcester. Deux ans plus tard, il obtient une bourse de la Reine Victoria, ce qui lui permet de poursuivre ses études au Trinity College of Music de Londres. Ketèlbey est doué pour tous les instruments : il se produira comme pianiste et deviendra un chef d’orchestre apprécié (principalement de ses propres compositions), mais il est tout aussi habile avec l’orgue, le violoncelle, la clarinette, le hautbois ou le cor. Il maniera avec brio l’art de l’orchestration. A seize ans, il occupe un poste d’organiste à Wimbledon. Quatre ans plus tard, il est pendant deux saisons directeur musical du Théâtre Vaudeville de la capitale anglaise. Il se produit de plus en plus comme pianiste de concert et entreprend des tournées comme chef d’orchestre à la tête d’une troupe spécialisée en comédies musicales. Il sera aussi directeur de la Columbia Gramophone pendant quelques années. Retiré sur l’île de Wight en 1949, il y décédera, largement octogénaire. Son catalogue comprend de nombreuses oeuvres orchestrales et instrumentales, ainsi que des partitions de chambre, de la musique pour le cinéma et des chansons. 

Le présent CD propose un éventail de courts morceaux pour piano, représentatifs de sa carrière : ils s’étendent de 1898 à 1949. L’indication « World Premiere Recordings » est quelque peu à nuancer, même si elle n’est pas inexacte. Mais elle était plutôt d’actualité pour deux CD Ketèlbey parus en 1995 chez Marco Polo (8.223699 et 8.223700). L’album d’aujourd’hui reprend une sélection puisée dans ces disques, enregistrés par Rosemary Tuck en septembre 1993 en l’église St Silas du quartier londonien de Kentish Town. On prend ainsi la dimension d’un compositeur que l’on peut considérer comme un romantique attardé, avec des touches impressionnistes, une capacité de légèreté, de suggestion et d’évocation, d’émotions « faciles » et une tendance à s’inspirer de thèmes orientalisants.

Tout cela est agréable à écouter, au coin du feu ou lors de soirées où règne l’envie de charme confortable et de sentiment de nostalgie. Le métier est là, et il est incontestable. Ketèlbey manie la petite forme avec une aisance descriptive, qu’il s’attarde au lyrisme, aux parfums de la nature, au domaine des songes, à l’aspect pastoral ou aux ombres de la forêt. On citera parmi les vingt-cinq pièces qui composent ce programme délicat les Pensées joyeuses de 1898, suivies de la Valse-caprice de 1899, la Gracieuse de 1907 qui porte bien son nom, A Dream Picture de 1915 qui donne son intitulé à l’album, ou la tendre Valse lyrique de 1922, avant de faire un grand saut jusqu’en 1949 pour retrouver dans Angelo d’amore une touche séduisante toujours présente. L’essentiel de l’œuvre pianistique de Ketèlbey se situe entre 1912 et 1931, le compositeur préférant dès lors se laisser vivre et profiter d’un succès qui ne se démentira pas de son vivant. 

On s’attardera à la version originale pour piano d’In a Monastery Garden dont l’inspiration mystique se nourrit en 1915 d’une visite du compositeur dans un lieu où règnent la tranquillité de la prière, avec pour décor un jardin de cloître, un ciel bleu, des oiseaux qui gazouillent et le souvenir du Kyrie des religieux, entendu à cette occasion. Un moment inspiré par le recueillement, qui connaîtra ensuite une version orchestrale. On pourra aussi se pencher plus attentivement sur le cycle A Woodland Story de 1922. En huit pièces d’une durée globale de quinze minutes, Ketèlbey laisse son imagination se balader dans un univers féerique, qui rappelle Grieg dans le deuxième morceau, Les Voix des arbres, et est riche de réminiscences de gavotte, de tarentelle, de romance ou de marche, proposant ainsi une série de petits tableaux raffinés auxquels il est difficile de résister.

Les oeuvres de Ketèlbey, et ceci n’a rien d’étonnant, ont été utilisées et arrangées à plusieurs reprises par le cinéma et dans le domaine de la chanson. Serge Gainsbourg a notamment repris, sur un mode rock, le thème de Sur un marché persan (qui ne figure pas ici) pour My Lady Héroïne, un hommage à sa fille, un single de 1977. L’interprète de l’agréable récital que Naxos remet à disposition est l’Australienne Rosemary Tuck qui, pour le même label, a signé aussi des disques consacrés à Anatoli Liadov, Carl Czerny ou William Wallace. Originaire de Sydney, elle a notamment étudié avec Andrzej Esterhazy, qui a été un élève de Heinrich Neuhaus. Elle traduit avec finesse et légèreté toute l’atmosphère particulière d’Albert Ketèlbey, auquel elle apporte la part de spontanéité méritée.

Son : 8  Notice : 10  Répertoire : 7,5  Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

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