Le fameux motif B-A-C-H exploré dans la tradition de l’orgue romantique allemand

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B-A-C-H: Anatomy of a motif. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Contrapunctus XIV [L'Art de la Fugue BWV 1080 ; compl. Lionel Rogg] ; Ricercar à 6 en ut mineur [L'Offrande Musicale BWV 1079]. Felix Mendelssohn (1809-1847) / Rudolf Lutz (1951*) : Sonate en ré mineur sur le choral Haupt voll Blut und Wunden. Robert Schumann (1810-1856) : Sechs Fugen über den Namen Bach, Op. 60. Johannes Brahms (1833-1897) : Fugue en la bémol mineur WoO 8. Franz Liszt (1811-1886) : Präludium und Fuge über den Namen B-a-c-h, S 260. Max Reger (1873-1916) : Fantasie und Fuge über B-a-c-h en si bémol mineur, Op. 46. Sigfrid Karg-Elert (1877-1933) : Passacaglia and Fugue on B-a-c-h en si bémol mineur, Op. 150. Simon Johnson, orgue de la cathédrale St Paul de Londres. Mai-juin 2021. Livret en anglais, allemand, français. TT 69'41 + 65’29. Deux SACD Chandos CHSA 5285(2)

Dans le poème Qu'est mon nom pour toi ?, second des Quatre monologues sur des vers de Pouchkine op. 92 mis en musique par Dimitri Chostakovitch, l’écrivain russe répond « Sur la feuille du souvenir Il laisse une trace sans vie, comme Des formes de mots sur une tombe Dans un langage incompréhensible. » Et pourtant il est des patronymes qui, au-delà des œuvres qu’ils ont léguées, survivent et s’imposent telle une empreinte sémaphorique, épiphanique. Voire innervent en retour la production artistique. On sait que Chostakovitch utilisa à maintes occasions (quatuor à cordes no 8, symphonie no 10, concerto pour violon no 1…) un monogramme DSCH formé de lettres de son nom en translittération allemande, équivalant à ré-mib-do-si. Le procédé de correspondance n’était pas nouveau puisqu’on on trouvait déjà exemple dans le soggetto cavato de la Renaissance, reliant par assonance voyelles d’un nom et échelle de solmisation.

La plus notoire signature de l’histoire musicale reste toutefois le B-A-C-H (sib-la-do-si) que Johann Sebastian utilisa par autoréférence, puis qu’on lui emprunta par hommage, quitte à l’ériger en emblème d’un certain génie de l’art. « Ces quatre notes sous-tendent sans doute ma réflexion lorsque je compose pour orgue, car pour un musicien elles ont plus de signification que tout autre assemblage » affirma Sigfrid Karg-Elert, qui conclut le florilège chronologique déployé dans le présent double-album. Le sceau du Cantor inspira une multitude d’œuvres : un catalogue dressé à l’occasion du bicentenaire de 1985 en recensa plus de quatre cents depuis le XVIIIe siècle !, y compris dans les dodécaphoniques Variations pour orchestre Op. 31 d’Arnold Schönberg. Bon nombre échoient au clavier, dont une abondante part pour l’orgue, évidemment : parmi les créations sigillées ces cent dernières années, et sans même considérer les improvisations, on peut mentionner Chromatic Study on the name of Bach de Walter Piston (1940), Drei Fugen über BACH d’Ernst Pepping (1949), d’étonnantes Due Valzer sul nome di Bach (1975) et variations dans les douze tonalités de Nino Rota (Livia Mazzanti grava les transcriptions à la Tonhalle de Zurich en juin 1996), Serenade and Fugue on B.A.C.H de Cameron Carpenter (2009) ou Fantaisie sur B.A.C.H de Loïc Mallié (2010).

Délaissant des contributions en amont comme Fuge über den Namen B-A-C-H de Johann Ludwig Krebs (1713-1780) ou Präludium und Fuge über B-A-C-H de Johann Christian Rinck (1818), ces deux disques illustrent plutôt la postérité du motif dans le répertoire romantique et symphonique de l’école germanique. Conçu en deux volets, le programme opère la distinction « entre les compositeurs instinctivement plus classiques – Mendelssohn, Schumann, Brahms – et ceux qui repoussent les limites – Liszt, Reger, Karg-Elert ». Chaque SACD débute par une œuvre de Bach, parmi les plus canoniques et spéculatives du genre. L’ultime étape de L’Art de la Fugue, ce fameux Contrapunctus XIV à quatre sujets laissé inachevé, et que nous entendons ici complétée dans la mouture tout récemment élaborée en 2020 par le vénérable organiste helvète Lionel Rogg. Le second disque est introduit par le sixième et dernier Ricercar du Musikalisches Opfer. Au rang des avatars, on notera la Fugue WoO 8 de Brahms qui en contresujet cite une transposition du B-A-C-H. Au sein des raretés, une Sonate en ré mineur extrapolée en 2007-2008 par l’organiste Rudolf Lutz d’après un fragment de la main de Mendelssohn conservé à la Bodleian Library d’Oxford, lequel fixe peut-être le vestige d’une improvisation sur le choral Haupt voll Blut und Wunden que l’auteur joua en récital à Leipzig en 1840.

Pour cet enregistrement qui précéda de peu sa nomination en tant que master of music de la Westminster Cathedral, Simon Johnson officie à une console qu’il connait parfaitement, celle de Saint Paul de Londres où il fut nommé en 2008. L’instrument construit par Henry Willis en 1872 connut plusieurs modifications et extensions. La spatialisation de ses différents plans sonores activés par cinq claviers constitue une gageure pour les micros, -l’on doit avouer qu’on l’a rarement entendu aussi bien capté qu’ici, tant pour le relief, la dynamique que la véracité des timbres. Et rien à redire en termes de profondeur et de chaleur, dénuée de cette poussive astringence que l’on déplore à certaines tribunes britanniques. Pour préserver l’idiome des œuvres, Simon Johnson indique avoir utilisé parcimonieusement les anches (à forte pression, typiques de cette facture d’Outre-manche) et aussi avoir veillé à la netteté du tissu pour que l’acoustique (très réverbérée) ne compromette pas le détail. On ne peut que saluer les registrations à bon escient qui effectivement valorisent la clarté des architectures, vertu nécessaire pour ces pages polyphoniques d’une densité parfois asphyxiante. Les quelques éclats volontaires n’en paraissent que plus saisissants, ainsi la terrifiante péroraison du Maestoso (0’46, plage 5) de la Fugue de Liszt : une prestation qui rivalise avec les meilleures de la discographie, dont Olivier Latry à la Philharmonie de Paris (La Dolce Volta) que nos colonnes avaient commenté le 30 octobre dernier.

Le 14 novembre, votre magazine avait aussi succombé à la lecture romanesque et gargantuesque des Sechs Fügen de Schumann sous les doigts de Jens E. Christensen à Notre-Sauveur de Copenhague. C’est une approche bien plus fine et nuancée que défend ici l’organiste anglais, à l’instar de son Brahms décanté, comme tétanisé par l’amour pour Clara et endeuillé par la mort de Robert qui allait advenir quelques semaines après ce sombre opus de jeunesse. Les deux portiques de Bach sont servis avec l’impeccable technique que requièrent ces parangons de contrepoint classique. Le diptyque regerien se trouve valorisé avec l’aplomb et l’amplitude qui conviennent, sans céder à la creuse monumentalité. La fantaisie qui subsiste dans la forme remaniée de la Passacaille et Fugue de Karg-Elert trouve en Simon Johnson un virtuose attentif aux jeux de couleurs et textures. Pour toutes les œuvres invitées, les interprétations se hissent au sommet des alternatives discographiques. Mais d’évidence, ce projet rayonne globalement d’une flamme qui surpasse la somme de ses mérites respectifs. Dans le majestueux écrin de la cathédrale londonienne, le cryptogramme résonne dans toute sa gloire, et son irréfragable mystère. Intelligence du parcours, copieux livret, audiophilie, interprétation de haut vol : bravo à Chandos pour cette magistrale réalisation qui a mis tous les atouts de son côté.

Son : 9,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 



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