Le Pavillon de Musique entre en scène : De Croes, six concertos pour violon enregistrés en première mondiale
Henri-Jacques De Croes (1705-1786) : Six Concertos a violino primo obligato. Ann Cnop, violon, Le Pavillon de Musique. Août 2020. Livret en anglais, français, allemand, flamand. TT 45’06 + 42’12. Deux CDs Etcetera KTC 1707
Complétons d’abord le livret par une mise en perspective qui y fait défaut. À l’instar de la Cour de Dresde et de son virtuose Johann Georg Pisendel, un des grands violonistes de l’époque (cf l’album de Johannes Pramsohler chez Raumklang, 2012), l’Europe du premier XVIIIe siècle bruissait d’une floraison d’œuvres pour archets, émancipées du modèle italien du concerto grosso, et affirmant la position du soliste. Rappelons quelques repères. L’Estro Armonico, premier recueil concertant du Prêtre roux : publié en 1711. Les BWV 1041-1043 de Bach, écrits autour de 1720. Les Quatre Saisons, en 1725. Giuseppe Tartini : parmi ses quelque cent-trente-cinq concerti, deux recueils parus à Amsterdam en 1728 et 1734. L'arte del violino de Pietro Locatelli, en 1733. En France, dans la foulée de Michele Mascitti venu de Naples rejoindre la Cour de Louis XIV, Jacques Aubert fut un précurseur du genre concertant avec ses opus 17 et 26 en 1734 et 1739. Encadrant les six concertos opus 7 de Jean-Marie Leclair (1737).
C’est dans ce contexte qu’apparaît Henri-Jacques De Croes, né à Anvers, premier violon à Francfort auprès du Prince Anselme-François de Thurn & Taxis, puis à la Cour de Charles de Lorraine (1744). Bien que largement appréciées et abondamment diffusées en leur temps, ses œuvres sont aujourd’hui difficiles à localiser. Et s’avèrent peu jouées ou enregistrées. Malgré une production étendue (musique de chambre, symphonies, messes, motets…), très peu d’albums sont consacrés à De Croes, même partiellement. Parmi les disques qui lui furent entièrement dédiés, on se rappellera les Sonates de l’opus 1 par l’Ensemble instrumental du Brabant (Monumenta Belgicae musicae MBM 4), un autre vinyle de concerts pour flûte avec Jean-Pierre Rampal (Erato). Et plus récemment quatre motets chez le label Etcetera (KTC 1605, 2017), ainsi que les Sonates en trio opus 5 par BaroccoTout que dans nos colonnes Patrice Lieberman récompensait d’un Joker le 30 octobre 2019.
Les six Concertos au programme du présent double-album sont mentionnés en 1734 dans un journal bruxellois. On pensait que les partitions étaient perdues avant qu’on en retrouve un exemplaire complet et bien conservé dans une bibliothèque de Stockholm. Elles connaissent ici leur tout premier enregistrement intégral. Les discophiles se souviennent toutefois peut-être de cet album de vinyles « Belgian violin school » (1974) qui, entre Charles de Bériot, Georges Lonque, Auguste De Boeck, et Henri Vieuxtemps, intercalait les concertos 2 (sous l’archet d’Edith Volckaert) et 6 (avec Georges Octors) dirigés par Edgard Doneux. La nomenclature précise « violino primo obligato, violino secundo obligato, violino primo di ripieno, violino secondo di ripieno, alto viola et cembalo » qui situe ce pièces dans le sillage du concerto grosso, bien que s’impose la présence soliste. L’Allegro du premier de la série fait penser au procédé vivaldien, mais dans l’ensemble le langage creuse des affects qui regardent déjà la postérité préromantique. Très développé (plus de huit minutes), le Vivace du second concerto fait penser à Leclair avant la lettre.
Pour son tout premier disque avec Le Pavillon de Musique qu’elle a constitué l’an dernier, Ann Cnop nous révèle une équipe pleinement investie dans ce projet. Autant de jeunes talents que d’artistes émérites (François Fernandez), jouant sur instruments d’époque, nous offrent une prestation dense et rayonnante qui, malgré l’effectif ajusté, assied une plénitude quasiment orchestrale. S’y dessine un portrait particulièrement carné, buriné, où la grâce se fait virile, où le discours s’étançonne avec autorité. N’y manqueraient qu’une dose d’invention dans les mouvements vifs, une manière plus typée ? On reconnaît certes en cette vigoureuse interprétation la quintessence des traits que Suzanne Clercx, après son fondamental mémoire (1940) dédié au compositeur, décrivait dans la Revue belge de Musicologie (Vol. 1, déc. 1946 - Juil. 1947, p. 119) : « l’étude de ses œuvres, et principalement de ses œuvres instrumentales, révélait une nature énergique qui s’exprimait en des accents tout à tour pathétiques ou gracieux, un sens des ordonnances classiques, allié aux manières de style galant ».
Son : 9 – Livret : 7 – Répertoire : 8,5 – Interprétation : 9
Christophe Steyne