Sigismondo d’India : les frémissements de toutes les émotions humaines

par

Sigismondo d’India (ca1580-1629) - Lamenti & Sospiri (Arie, Lamenti, Duetti). Mariana Flores et Julie Roset, sopranos. Cappella Mediterranea, direction Leonardo García Alarcón. 2020. Notice en anglais, en français et en allemand. Textes des airs chantés en italien, avec traductions anglaise et française. 92'08''. 2 CD Ricercar RIC 429.

Des moments de grâce infinie ont dû planer sur l’église de style baroque Notre-Dame de l’Assomption, consacrée en 1787 et située dans le village de Cordon, face à la chaîne du Mont-Blanc, lorsque l’enregistrement de cet album y a été effectué en septembre 2020. Un lieu idéalement choisi pour un programme consacré à des œuvres d’un presque contemporain de Monteverdi, né moins de quinze ans auparavant. Dans une note qu’il signe dans le livret, Leonardo García Alarcón estime que ces deux créateurs sont « jumeaux » en musique, à la façon d’un « miroir » : tous deux ont développé, de manière parallèle, écrit-il, un style qui a bouleversé l’histoire de la musique. Si celui-ci est hérité de compositeurs tels que Luca Marenzio et Carlo Gesualdo, d’India et Monteverdi vont le transformer grâce à la création de nouvelles techniques, théorisées par ce dernier en 1638 sous le nom de seconda pratica, et qui consistent à enfreindre les lois du contrepoint pour exprimer une émotion exacerbée. Alarcón ajoute qu’il aime qualifier de « maniériste » le style de Sigismondo d’India, assurant ainsi, avec Monteverdi, la transition entre la Renaissance et le baroque. Cet éclairant préambule, dont on lira les détails avant d’aborder l’audition -notamment la réflexion sur les ornements vocaux dans la ligne de Luzzaschi et de Caccini, ce dernier étant un familier de d’India-, est en quelque sorte un aveu du dirigeant de la Cappella Mediterranea, qui est aussi ici claveciniste et organiste. Il reconnaît en effet avoir longtemps évité le face-à-face avec son œuvre, mais l’équipe formée pour le projet l’a convaincu que le moment était venu. Il s’agissait aussi de révéler l’élégance, la profondeur et la poésie de la musique de Sigismondo d’India, loin des frivolités du monde de l’opéra.

Il ne faut guère de temps pour être subjugué par l’ampleur des émotions humaines qui se dégagent, dès le premier numéro du programme, et vivre un envoûtement qui ne subira aucune faiblesse, ni aucun temps mort tout au long d’un parcours au bout duquel un seul regret apparaîtra : qu’il ne soit pas plus long ! Mais avant d’aborder ces deux disques sublimes (l’adjectif leur sied comme un gant), attardons-nous un instant sur Sigismondo d’India dont Jorge Morales trace un intéressant portrait dans la notice de présentation. On ne connaît pas de façon précise la date et le lieu de sa naissance (Palerme ? Ou plutôt Naples, dans une famille noble palermitaine qui s’y était établie ?). Ce qu’il faut souligner, c’est la capacité de ce poète, chanteur et joueur de théorbe à se déplacer dans maints lieux : Florence, Ferrare, Milan, Rome, Parme, Piacenza, Venise, Modène (où il décédera), avec, pour l’une ou l’autre cité, plusieurs séjours, ou encore Turin ; là, à partir de 1611, et pour douze ans, il est nommé « maître de la musique de chambre » à la Cour du Duc de Savoie. Jorge Morales précise que le style personnel de Sigismondo d’India et son répertoire, monodie accompagnée, air, madrigal à une ou deux voix ou « nuove musiche », se nourrissent de poésie profane qui sert de base à une mélodie vocale ornée, avec un ou plusieurs instruments, et avec pour triple objectif de retrouver l’origine commune de la musique et de la poésie comme art de la parole, de rendre le texte compréhensible et de traduire de façon sonore les sentiments humains.

Pour cette affiche poétique de rêve, les deux sopranos sont soutenues en parfaite osmose par les instrumentistes de la Cappella Mediterranea, à savoir Margaux Blanchard à la viole, Marie Bournisien à la harpe, Quito Gato au théorbe et à la guitare, Mónica Pustilnik au luth, avec Alarcón déjà cité comme meneur de jeu et aussi soliste, conférant à ce récital enchanteur une atmosphère de magie permanente. Il faut dire que, sur le plan vocal, Mariana Flores et Julie Roset sont de véritables pépites. Originaire d’Argentine, où elle a entamé ses études avant de les poursuivre à la Schola Cantorum Basiliensis, Mariana Flores, en pleine maturité, voix souple et prenante, possède tous les atouts pour faire vibrer cette musique. Quant à la Française Julie Roset, elle a été enfant choriste à l’Opéra d’Avignon avant d’assurer sa formation en musique ancienne à Genève et à Aix-en-Provence. Sa voix plus légère forme avec celle de Flores un irrésistible partenariat.

L’album est construit de la manière suivante : sur un total de dix-neuf plages, on trouve, en alternance, six airs communs aux deux sopranos, sept pour Julie Roset en solo, cinq pour Mariana Flores ; on y ajoute un duo instrumental harpe/luth dans la première partie. L’équilibre de l’atmosphère est organisé avec finesse et de façon séductrice, et fait penser à un édifice délicat et raffiné, érigé avec un soin méticuleux pour accueillir le charme, la langueur, la volupté, les caresses, le trouble amoureux, les bonheurs ou les affres de la passion, le rêve nocturne, le désespoir, la peur de la mort et plusieurs autres expressions de la nature humaine, distillées par les poèmes. Les textes, dont aucun n’est négligeable, proviennent d’auteurs lyriques du temps (Giovanni Battista Marino, Ottavio Rinuccini, Gabriello Chiabrera…), de l’humaniste et érudit Pétrarque, avec sa perfection formelle, ou de Sigismondo d’India lui-même, qui se révèle habile manieur de vers dans deux longues séquences au dramatisme captivant, confiées à l’une puis à l’autre soprano.

On ne peut ici détailler chacune des plages, qui nous plongent toutes dans le ravissement. Grâce à la traduction des textes en français, on peut, si l’on ne pratique pas l’italien, savourer l’esprit émotionnel qui anime tous les airs. On constatera qu’en récitant, pour soi ou à voix haute, les mots poétiques, on participe du même enchantement, car ils possèdent déjà en eux une musique intérieure qui ne demande qu’à être magnifiée, comme c’est le cas ici. Relevons l’une ou l’autre merveille, en commençant par Julie Roset. Dans l’air Odi quel rosignolo, sur un poème de Francesco Bracciolini (1566-1645), on goûtera la diversité et la souplesse des rythmes qui symbolisent le bel oiseau (disque II, 2). A la plage suivante, dans Mentre che ’l cor, sur des vers admirables de Pétrarque (1304-1374), Mariana Flores peut mettre en évidence ses capacités dramatiques et prolonger par un chant inspiré ce qu’écrit le poète : Armé de vers, dont aujourd’hui je me désarme,/ En un style chenu, j’aurais fait en parlant/ Les pierres se briser et pleurer de douceur. Quand l’humilité rejoint la lucidité… 

On y ajoutera, pour saluer d’un même éloge le poète et le compositeur d’India, la Lamentatione d’Olympia (disque I, 10) dans laquelle Mariana Flores chante la séparation amoureuse avec une infinie nostalgie, et l’Infelice Didone (disque II, 8) qui permet à Julie Roset de transmettre toutes les lamentations et les soupirs (un peu comme des « miroirs » du titre de l’album) que subit l’infortunée reine. Deux fois douze minutes de bonheur musical absolu. Mais du bonheur, il y en a tellement ! Dans les six airs communs, la complémentarité est si évidente qu’elle en devient magique. Les deux sopranos, en état de grâce intemporelle, se livrent à un exercice parfait d’échange et de complicité. La seule audition de l’air introductif, Ardo, lassa, o non ardo?, d’après Giovanni Battista Marino (1569-1625), au sein duquel voisinent tourment et plaisir d’amour, est une porte d’entrée idéale à un monde dans lequel on se plonge avec les délices les plus gourmands. C’est sur Un di soletto, d’après Gabriello Chiabrera (1552-1638) que s’achève le parcours. Dans ce duo, le jeu amoureux, entre présence et dérobade, atteint des sommets de finesse que l’on partage avec ivresse. Décidément, cet album est un cadeau dont il ne faut en aucun cas se priver. 

Son : 10  Livret : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

  

 

 

    

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